2013/06/25

Un Monde à part


Un Monde à part, le livre que publie Jean-Marie Colombani, est … un ouvrage écrit par un ancien directeur, qui a occupé ses fonctions de 1994 à 2007
écrit Patrick Eveno (historien de la presse) dans sa revue de presse du livre dans les propres pages du… Monde.
Logiquement, on retrouve dans ces pages, d'explications autant que de souvenirs, quelques règlements de comptes, à l'égard des dirigeants de la Société des rédacteurs qui ont fait tomber Colombani, ainsi qu'envers les auteurs de La Face cachée du Monde (Pierre Péan et Philippe Cohen), de leur éditeur (Claude Durand) et de leurs inspirateurs mitterrandiens, chiraquiens et souverainistes. Mais on n'y retrouve aucun reniement. Tout au plus l'expression d'amitiés déçues par ce que l'auteur considère comme le lâchage de ses partenaires dans l'aventure, Edwy Plenel et Alain Minc. Aucun reniement, parce que Jean-Marie Colombani estime qu'il avait raison de constituer un groupe de presse destiné à renforcer et à sauver le journal, ce qui lui a été beaucoup reproché. Néanmoins, on ne saura jamais si sa stratégie pouvait réussir, puisqu'elle a été brutalement interrompue.

UN NUMÉRO D'ÉQUILIBRISTE

Au-delà de ces épisodes, ce qui marque ce sont les réflexions et les anecdotes sur le dur métier de directeur du Monde. En permanence en butte à des pressions extérieures, des politiques, des entrepreneurs, des publicitaires, il subit aussi celles de l'intérieur, actionnaires, journalistes, cadres, employés et ouvriers du Livre.

C'est un numéro d'équilibriste au long cours, épuisant quoique fascinant. Cela nous vaut quelques portraits en creux des présidents de la Ve République depuis 1981, ainsi qu'une déclaration d'estime envers Lionel Jospin. Finalement, à travers ces pages, on comprend que, loin de tirer toutes les ficelles, le directeur du Monde est une sorte de punching-ball qui doit amortir tous les coups. Dur métier, dont la compensation est d'avoir l'impression d'être au centre du monde.

2013/06/24

Le plus cruel, c'est que les dirigeants bulgares sont les mêmes qu'avant la chute du mur, d'anciens apparatchiks reconvertis sans état d'âme du magistère marxiste à l'affairisme le plus dévoyé


Dans les faubourgs de Sofia, au deuxième étage du bâtiment 4, escalier B du boulevard Tsarigradsko, l'appartement de Stéphane Stoyanov est à l'image de cette Bulgarie où tout et rien n'a changé
écrit Benoît Hopquin en évoquant dans Le Monde un problème que l'Amérique sous Barack Obama ne connaît que trop bien : les "électeurs fantômes."
Les murs aux couleurs oubliées, le sol de béton brut, le style collectiviste dans son jus renvoient à la période communiste et à l'idéal neurasthénique des années 1960. Et puis, ici et là, une affiche moderne, un ordinateur ou une bouteille de Coca ramènent le visiteur au XXIe siècle.

L'appartement hésite ainsi entre deux époques. Il était auparavant occupé par le père de Stéphane Stoyanov, Dimitar, plus connu dans son pays sous son nom de poète : Radoï Raline. Les deux générations ont en commun ce lieu et autre chose : ils sont en rébellion contre le système. Dimitar Stoyanov était un dissident poursuivi par le régime communiste. Stéphane se bat contre l'emprise mafieuse sur la Bulgarie contemporaine. Le plus cruel, c'est que leurs persécuteurs sont peu ou prou les mêmes, d'anciens apparatchiks ou agents des services secrets reconvertis sans état d'âme du magistère marxiste à l'affairisme le plus dévoyé, de la dictature du prolétariat à la démocratie en eaux troubles.
 
Alors, comme la majorité des Bulgares, Stéphane Stoyanov ne peut que constater et hurler sa colère. Des manifestations secouent le pays depuis plusieurs jours contre la "mafia " et "l'oligarchie". Elles suivent les élections législatives de mai, marquées par des fraudes importantes. Moins d'un mois après sa nomination, le nouveau gouvernement, d'obédience socialiste, est déjà rattrapé par les scandales et les soupçons d'accointances douteuses. Le précédent, de centre droit, était tombé pour ces mêmes raisons. …

PARTIS TRADITIONNELS : "CES ACCAPAREURS"

Scrutin après scrutin, les grands partis traditionnels continuent donc de confisquer le vote et de se partager le pouvoir et ses prébendes. Stéphane Stoyanov les connaît bien, "ces accapareurs qui spolient la majorité des Bulgares". Il y a vingt-trois ans, quand le régime communiste est tombé, il les a vus changer de discours, de costume, de voiture, de femme mais pas de méthode, constant dans la brutalité. …

MICROS ET HUMILIATIONS

L'homme [Radoï Raline] est exilé dans une petite ville de l'intérieur. Mais il refuse de s'enfuir à l'Ouest, contrairement à son ami Georgi Markov. Cet écrivain et dissident sera assassiné en 1978 à Londres, empoisonné à la ricine, sans doute à l'aide d'une aiguille fixée à un parapluie.

 … Le régime de Todor Jivkov est en train de craquer, jusqu'à sa démission, le 10 novembre 1989, après trente-cinq ans de pouvoir. Radoï Raline est acclamé lors des manifestations qui suivent la chute du potentat. "Il est tombé, mais les autres sont toujours là, prêts à prendre sa place", prévient au micro le dissident, douchant l'enthousiasme de la foule.

UNE MISE EN COUPE RÉGLÉE DE LA SOCIÉTÉ

Plus qu'une prémonition. Très vite, les anciens cadres du régime, notamment les responsables de la police politique qui harcelaient les Stoyanov, captent tous les pouvoirs. "Le régime communiste avait institué la confusion entre le Parti et l'Etat, explique Stéphane Stoyanov.   D'une certaine manière, cette mentalité perdure aujourd'hui. Le politique et l'économique restent intimement mêlés."
Radoï Raline décline une place au Parlement, refuse une Mercedes qui lui est douteusement offerte. Il rejette les honneurs. "Suis-je un si mauvais écrivain que je sois invité par un ministre ?", plaisante-t-il. Il reste dans son petit appartement du boulevard Tsarigradsko, dépense son énergie à réhabiliter l'oeuvre d'autres dissidents disparus. Mais la mise en coupe réglée de la société bulgare le désespère. "Ça l'a écrasé", explique Stéphane Stoyanov. Il meurt en 2004 d'un cancer.

 … A côté de ces agioteurs, Stéphane Stoyanov, comme l'immense majorité de ses compatriotes, survit comme il peut. Il est au chômage. Il jette un regard désabusé sur la politique. Le dernier scandale en date, un vaste réseau d'écoutes téléphoniques, lui prouve que les mauvaises manières et l'espionnite ont la vie dure, lui qui fut épié dans chacun de ses gestes. Ce serait presque à en rire.

SAGA FAMILIALE

Tania Stoyanova constate que les manuels scolaires de ses trois enfants continuent d'enseigner les auteurs officiels de l'époque communiste. Les dissidents sont toujours prohibés. L'oeuvre de Radoï Raline est presque introuvable en librairie. Après bien des recherches, un bouquiniste nous dénichera finalement quelques exemplaires des années 1960, sauvés de l'autodafé.

Pour que sa mémoire demeure, Tania Stoyanova vient de publier une biographie de son beau-père, qui a reçu un bon accueil du public. Peut-être parce qu'à travers cette saga familiale se lisent les espoirs et les désillusions de tout un peuple. Mais la préface, où elle critiquait le communisme, a été caviardée par l'éditeur, comme au bon vieux temps. Non loin de l'appartement, une statue en bronze de l'ancien dissident a été érigée sur une petite place. Le jour de l'inauguration, il n'y avait aucune délégation officielle.