2012/08/23

Le Monde et la bataille de la pyramide

Lorsqu'en janvier 1984 est dévoilé le projet du Grand Louvre, André Fermigier, brillant et redouté chroniqueur artistique du " Monde ", engage la " bataille de la pyramide ". Il quitte le journal avant de la perdre et, au fond, d'en mourir.
Voilà le sous-titre du second article de Ariane Chemin sur les décisions controversées du journal Le Monde.
Ce 25 janvier [1984], à la conf de 8 heures, "Baby" annonce de sa voix chic et flûtée "un Fermigier" retentissant : "La maison des morts". L'architecte Ieoh Ming Pei "traite la cour du Louvre en annexe de Disneyland ou en résurgence du défunt Luna Park. (...) On accédera au Louvre par des trémies, autant dire par voie souterraine. C'est (...) une manière particulièrement heureuse de suggérer que le Louvre ne peut être que la maison des morts". La bataille de la pyramide est lancée.

Lorsqu'en septembre 1981 François Mitterrand avait affirmé vouloir faire du Louvre le plus grand musée du monde, en lui offrant toutes les ailes du palais, nul ne s'était indigné. Alors que le Centre Pompidou reçoit huit millions de visiteurs chaque année, moins de trois millions seulement visitent ce labyrinthe de 1 700 mètres de long auquel il manque tout - notamment un hall d'accueil. La porte Denon ne suffit plus, perdue entre trois pauvres marronniers et un vilain parking, que l'on aperçoit sur la pellicule de Raymond Depardon, dans Une partie de campagne, lorsque Valéry Giscard d'Estaing attend, en 1974, les résultats de la présidentielle sur le balcon de l'aile Richelieu.

C'est là, à l'époque, que siégeait en effet le ministère des finances. Autant de salles qui pourraient accueillir des Poussin et autres Bourdon méconnus, des réserves et des ateliers de restauration, s'indigne François Mitterrand. Pensez, 790 sculptures restent enfouies dans les caves, insiste le président socialiste. Ses interlocuteurs, fascinés par sa connaissance du dossier, ignorent qu'il vit depuis de longues années avec une spécialiste de la sculpture de la seconde moitié du XIXe siècle, Anne Pingeot. Du Louvre, où elle travaille depuis 1972, la conservatrice connaît chaque cimaise, chaque stuc, chaque bronze. Qui sait, sinon eux, que François Mitterrand a choisi ce 25 janvier où les Français découvrent le secret de la pyramide pour reconnaître secrètement par acte notarié sa fille de 9 ans, Mazarine, Marie, chez ses amis Badinter. Ce nouveau Louvre que François Mitterrand veut laisser à l'Histoire, c'est aussi son cadeau à la femme qu'il aime.

Quoique lui aussi fervent dix-neuviémiste, Fermigier ignore ce détail si romantique. Il se fait l'écho de bien d'autres griefs. Les architectes français ont d'abord peu apprécié le choix du sino-américain Ieoh Ming Pei, qui a pourtant construit l'aile moderne de la National Gallery, au centre de Washington. Ils ont peu aimé que ce Pei devienne le seul architecte des grands projets mitterrandiens choisi sans concours. "Coup de force", s'indigne André Fermigier. L'affaire prend un tour politique. Acquis au pouvoir socialiste, Le Matin de Paris regrette que l'affaire mobilise "les plumes les plus réactionnaires et leur arsenal de perfidie, de mensonge et d'à-peu-près". Et si le maire de Paris, Jacques Chirac, malin, finit par donner son accord, c'est aussi parce que toute une mouvance gaullo-giscardienne s'engage "pour la défense du Grand Louvre" autour de l'ancien ministre de la culture Michel Guy, chef de file des opposants.

Le chroniqueur du Monde y compte beaucoup d'amis. Mais sa colère dépasse calculs politiques et chamailleries partisanes. "Ses emportements étaient la face sombre de ses enthousiasmes", rappelle Yvonne Baby. Il avait adoré "la franchise" et "la brutalité" du Centre Pompidou - "un chef-d'oeuvre". Mais ce tétraèdre, dans la perspective de l'Arc de triomphe et du Carrousel, impossible ! "Il faisait tourner le destin de la France autour d'elle", se souvient son complice Pierre Nora. Au Monde, la croisade menée par Fermigier commence à inquiéter. N'est-il pas temps de faire entendre d'autres voix ?

… Le 4 mars 1988, la pyramide est inaugurée par François Mitterrand. Ce soir-là, entre chien et loup, Yvonne Baby était venue se promener sur l'esplanade. Son fils tournait à vélo autour de cette pyramide couleur d'eau et de temps, "une pyramide d'humeur changeante, l'humeur de Paris", disait Pei joliment. Comme plus tard les Français et les touristes du monde entier, la journaliste trouve le spectacle magnifique. "Je me souviens que je n'avais pas osé le dire à André", murmure-t-elle, André que le journal "enterre" dans ses pages nécrologiques quelques semaines après cette cérémonie, juste après la réélection de François Mitterrand.

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