2005/12/04

Sous le discours tellement compréhensif, il est clair que nous ne sommes pas sincères dans notre compassion

Les partis pris du Monde ont été assez flagrants ces derniers jours, comme l'ont été les infos que le quotidien de référence a décidé de minimiser ou de ne pas publier du tout

La bonne nouvelle est que Sophie Gherardi, Patrick Jarreau et Nicolas Weill ont donné la parole à Pierre Manent, qui enseigne l'histoire des idées politiques à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, dans le cadre de l'Institut Raymond- Aron.

…A partir de [la crise de la Constitution de la Ve République inaugurée par la cohabitation, en 1986], on a accepté que les institutions fonctionnent selon la lettre de la Constitution, mais en parfaite contradiction avec son esprit. Le propos du général de Gaulle, bon ou mauvais, avait été de renforcer l'exécutif. Non seulement la cohabitation a fait fonctionner la Constitution de la Ve République à l'inverse de son propos originel, en divisant l'exécutif, et donc en le paralysant, mais encore elle a complètement vidé le système français de sa capacité représentative.

…[En parlant d'aberrations électorales, je] pensais d'abord au 21 avril [le premier tour de la présidentielle de 2002]. Avec la cohabitation, les grands partis de gouvernement, de centre droit et de centre gauche, ont subi une érosion de leur légitimité, mais aussi de leur responsabilité. Ils ont pour ainsi dire intériorisé la paralysie de la cohabitation, même quand ils ont, en principe, tout le pouvoir.

…Le problème est que l'Europe a commencé par une formule et a, ensuite, basculé dans une autre. Tant qu'il s'agissait d'une coopération entre vieilles nations qui acceptaient certaines mises en commun, tout allait bien. La vie nationale continuait et une nouvelle vie européenne se formait. Mais à partir d'une certaine date, disons Maastricht, l'Europe s'est mise à vider de leur légitimité les corps politiques nationaux.

…La "crise du sens" n'est pas plus grande à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) qu'à Neuilly (Hauts-de-Seine). Je crois qu'on ne gagne rien à tenir, de manière toujours plus emphatique, le discours sur les valeurs républicaines. Tous les partis prêchent ces valeurs depuis vingt ans : avec quel résultat ?

…La notion d'intégration est ambiguë. A quoi s'intègre-t-on ? Si c'est à la France, c'est à une nation particulière, avec ses moeurs, son histoire. Si c'est à la République, c'est à un régime de règles, à un ensemble de principes libéraux et démocratiques que l'on retrouve dans tous les pays comparables. Quand on parle d'intégrer ces jeunes à la France, qui elle-même s'intègre à l'Europe, laquelle à son tour s'intègre dans la mondialisation, la confusion est complète.

…Sans le connaître, il me semble que Nicolas Sarkozy a une certaine sensibilité à l'état de la France, et pas seulement à l'état de l'opinion. S'agissant de la population des banlieues, il a senti que sous le discours tellement compréhensif à l'égard des jeunes il y avait une grande indifférence. Il est clair que nous ne sommes pas sincères dans notre compassion, sinon un pays comme le nôtre aurait obtenu d'autres résultats dans les banlieues. Le diagnostic de M. Sarkozy a été que les jeunes gens avaient besoin de plus de sévérité et de plus de générosité. Sur ce point au moins, il a saisi quelque chose de juste : il faut remplacer le couple bienveillance-indifférence par le couple sévérité-générosité.

… J'ai peur qu'une certaine rhétorique de la grandeur française ne soit qu'une compensation de la perte de confiance dans nos capacités.

…La France est effectivement le seul pays où "libéral" est devenu une insulte. C'est très troublant, car si le libéralisme ne donne pas réponse à tout, aller contre lui ne conduit qu'à l'autodestruction ou la paralysie. Il n'y a pas de parti libéral en France, et guère plus ailleurs, mais tous les partis responsables sont en quelque mesure libéraux. Pourquoi ? Parce que le libéralisme est la formulation des règles fondamentales de la civilisation moderne — liberté de conscience, de religion et d'expression d'un côté, et, de l'autre, acceptation du commerce comme moyen de régulation, plutôt que la guerre et l'économie de commandement.

Le libéralisme implique une certaine disposition à l'action, il suppose que la liberté est désirable et qu'on peut en faire quelque chose. Il doit donc être accompagné d'un sentiment de confiance dans ses forces propres. …

Les Français préfèrent dès lors s'accrocher à ce qu'ils ont — et beaucoup ont quelque chose. Le système français est extrêmement protecteur pour ceux qui ont déjà quelque chose, et terriblement dur pour ceux qui n'ont rien.

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