Dans les faubourgs de Sofia, au deuxième étage du bâtiment 4, escalier B
 du boulevard Tsarigradsko, l'appartement de Stéphane Stoyanov est à 
l'image de cette Bulgarie où tout et rien n'a changé
écrit 
Benoît Hopquin en évoquant dans Le Monde un problème que l'Amérique sous
 Barack
 Obama ne connaît que trop bien : les  
"électeurs fantômes."
Les murs aux couleurs oubliées, le sol de béton brut, le style 
collectiviste dans son jus renvoient à la période communiste et à 
l'idéal neurasthénique des années 1960. Et puis, ici et là, une affiche 
moderne, un ordinateur ou une bouteille de Coca ramènent le visiteur au 
XXIe siècle.
L'appartement hésite ainsi entre deux époques. Il était auparavant 
occupé par le père de Stéphane Stoyanov, Dimitar, plus connu dans son 
pays sous son nom de poète : Radoï Raline. Les deux générations ont en 
commun ce lieu et autre chose : ils sont en rébellion contre le système.
 Dimitar Stoyanov était un dissident poursuivi par le régime communiste.
 Stéphane se bat contre l'emprise mafieuse sur la Bulgarie 
contemporaine. Le plus cruel, c'est que leurs persécuteurs sont peu ou 
prou les mêmes, d'anciens apparatchiks ou agents des services secrets 
reconvertis sans état d'âme du magistère marxiste à l'affairisme le plus
 dévoyé, de la dictature du prolétariat à la démocratie en eaux 
troubles.
 
Alors, comme la majorité des Bulgares, Stéphane Stoyanov ne peut que 
constater et hurler sa colère. Des manifestations secouent le pays 
depuis plusieurs jours contre la "mafia " et "l'oligarchie". Elles 
suivent les élections législatives de mai, marquées par des fraudes 
importantes. Moins d'un mois après sa nomination, le nouveau 
gouvernement, d'obédience socialiste, est déjà rattrapé par les 
scandales et les soupçons d'accointances douteuses. Le précédent, de 
centre droit, était tombé pour ces mêmes raisons. …
PARTIS TRADITIONNELS : "CES ACCAPAREURS"
Scrutin après scrutin, les grands partis traditionnels continuent 
donc de confisquer le vote et de se partager le pouvoir et ses 
prébendes. Stéphane Stoyanov les connaît bien, "ces accapareurs qui spolient la majorité des Bulgares".
 Il y a vingt-trois ans, quand le régime communiste est tombé, il les a 
vus changer de discours, de costume, de voiture, de femme mais pas de 
méthode, constant dans la brutalité. …
MICROS ET HUMILIATIONS
L'homme [Radoï Raline] est exilé dans une petite ville de l'intérieur. Mais il 
refuse de s'enfuir à l'Ouest, contrairement à son ami Georgi Markov. Cet
 écrivain et dissident sera assassiné en 1978 à Londres, empoisonné à la
 ricine, sans doute à l'aide d'une aiguille fixée à un parapluie.
 … Le régime de Todor Jivkov est en train de craquer, jusqu'à sa 
démission, le 10 novembre 1989, après trente-cinq ans de pouvoir. Radoï 
Raline est acclamé lors des manifestations qui suivent la chute du 
potentat. "Il est tombé, mais les autres sont toujours là, prêts à prendre sa place", prévient au micro le dissident, douchant l'enthousiasme de la foule.
UNE MISE EN COUPE RÉGLÉE DE LA SOCIÉTÉ
Plus qu'une prémonition. Très vite, les anciens cadres du régime, 
notamment les responsables de la police politique qui harcelaient les 
Stoyanov, captent tous les pouvoirs. "Le régime communiste avait institué la confusion entre le Parti et l'Etat, explique Stéphane Stoyanov. 
  D'une certaine manière, cette mentalité perdure aujourd'hui. Le politique et l'économique restent intimement mêlés." 
Radoï Raline décline une place au Parlement, refuse une Mercedes qui lui est douteusement offerte. Il rejette les honneurs. "Suis-je un si mauvais écrivain que je sois invité par un ministre ?",
 plaisante-t-il. Il reste dans son petit appartement du boulevard 
Tsarigradsko, dépense son énergie à réhabiliter l'oeuvre d'autres 
dissidents disparus. Mais la mise en coupe réglée de la société bulgare 
le désespère. "Ça l'a écrasé", explique Stéphane Stoyanov. Il meurt en 2004 d'un cancer.
 … A côté de ces agioteurs, Stéphane Stoyanov, comme l'immense majorité 
de ses compatriotes, survit comme il peut. Il est au chômage. Il jette 
un regard désabusé sur la politique. Le dernier scandale en date, un 
vaste réseau d'écoutes téléphoniques, lui prouve que les mauvaises 
manières et l'espionnite ont la vie dure, lui qui fut épié dans chacun 
de ses gestes. Ce serait presque à en rire.
SAGA FAMILIALE
Tania Stoyanova constate que les manuels scolaires de ses trois 
enfants continuent d'enseigner les auteurs officiels de l'époque 
communiste. Les dissidents sont toujours prohibés. L'oeuvre de Radoï 
Raline est presque introuvable en librairie. Après bien des recherches, 
un bouquiniste nous dénichera finalement quelques exemplaires des années
 1960, sauvés de l'autodafé.
Pour que sa mémoire demeure, Tania Stoyanova vient de publier une 
biographie de son beau-père, qui a reçu un bon accueil du public. 
Peut-être parce qu'à travers cette saga familiale se lisent les espoirs 
et les désillusions de tout un peuple. Mais la préface, où elle 
critiquait le communisme, a été caviardée par l'éditeur, comme au bon 
vieux temps. Non loin de l'appartement, une statue en bronze de l'ancien
 dissident a été érigée sur une petite place. Le jour de l'inauguration,
 il n'y avait aucune délégation officielle.