Cette semaine, ça a été le tir continu sur l'Oncle Sam (ou, comme les Français préfèrent le dire, sur "les dirigeants américains").
(Ça n'a sans doute aucun rapport, mais aujourd'hui, c'est l'anniversaire de William Seward (1801-1872), le secrétaire d'État américain du milieu du 19ème siècle qui a dit : "The circumstances of the world are so variable that an irrevocable purpose or opinion is almost synonymous with a foolish one.")
Puisqu'un barrage de feu était, semble-t'il, nécessaire, on a sorti tous les atouts du journal
Le Monde :
- On a sorti le correspondant à Washington pour qu'il puisse faire la session psychologique de l'Amérique entière.
- On a sorti tous les rédacteurs — et tous les caricaturistes — pour qu'ils puissent fustiger l'Amérique, ses leaders, et son armée entière. (P.S. Bientôt un post sur ce site qui démontre, preuves à l'appui (si c'était encore nécessaire), que les fameuses amalgames, c'est — comme on le dit toujours — quelque chose contre lesquels il faut effectivement lutter, sauf… quand il s'agit des Américains (ou de leurs alliés).)
- On a sorti l'Américain pro-"camp de la paix" de service, pour qu'il puisse témoigner sur le fait que toutes les excuses des dirigeants américains ne seraient que de l'hypocrisie pure et simple.
- On a sorti les lecteurs du journal. Les braves gens : on peut toujours compter sur eux pour dire de façon extrêmiste et haineuse ce qui n'est malheureusement pas permis au tenants officiels du journalisme. (Suivent emploi sine qua non du mot torture, comparaisons aux Nazis, généralisations à l'armée américaine et à la nation entières — avec une mise à l'écart complète des mea culpas américains et du fait que c'est aux propres États-Unis que l'affaire est — avant tout — un scandale…)
- On sort Romano Prodi, décrit comme le président de la Commission européenne (il "parle juste lorsqu'il affirme que les tortures sont des crimes de guerre et que dès lors « il devient difficile de définir » la présence américaine en Irak « comme une mission de paix »"), mais Jean-Marie Colombani oublie de noter qu'il est un politicien qui fait campagne ouverte en ce moment pour le siège du premier ministre. (Ce qui n'est pas un crime en soi, évidemment, loin de là ; seulement, à priori, cela donne un contexte à ses paroles qui, dans les circonstances, ne peut pas ne pas être mentionné ; ensuite, il utilise une position officielle pour se livrer à des manœuvres — et donc des attaques — partisanes, ce que d'aucuns pourraient qualifier d'inacceptable. Mais comme il s'attaque à un allié de Bush, on n'en fera pas grand cas dans les journaux français ; s'attaquer aux écarts, réels ou imaginaires, de la démocratie, ça ne vaut que que quand ils sont commis par ceux à qui on est opposés.)
- On a sorti The Economist. Arguments nuancés à l'appui, l'hebdomadaire britannique est libéral et pro-business, et n'a jamais flanché dans son soutien à la guerre en Irak, qu'il a défendu avec des éditos écrits avec une logique imparable ; mais les seules fois que le magazine est cité dans Le Monde, semble-t'il, c'est quand il y a un article ou une couverture (en l'occurrence, la Une avec les mots "Démissionnez, Rumsfeld") qui donne ou qui semble donner raison aux tenants de l'antiaméricanisme et de l'anticapitalisme (ce qui arrive, peut-être, mettons 2% du temps). En d'autres mots, les responsables du Monde semblent sortir The Economist seulement, ou surtout, quand les articles de celui-ci semblent leur donner raison. On semble ignorer le journal (et d'autres bastions du libéralisme ou du conservatisme, comme le Wall Street Journal, si ce n'est pour les caricaturer) jusqu'au (rare) moment où un article semble donner raison aux Français. "Vous voyez?! Vous voyez que The Economist dit la même chose que nous?! Vous voyez bien qu'on a raison! Et cela, depuis toujours." (C'est une position "d'attente" auto-congratulatoire qui semble parfois être l'attitude habituelle et générale en France.) L'on notera, par exemple, que Le Monde n'a fait aucune mention de la position du quotidien britannique sur Prodi, justement (et dans pas moins de trois articles) : the latter "unacceptably" and "shamelessly combines the role of head of the European Commission with that of leader of Italy's left" (souligné par moi)… If the commission president wants to play Italian politics, he should resign". (Et que personne ne s'avise de croire que The Economist se pose en défenseur de Silvio Berlusconi — ce serait oublier que l'hebdomadaire avait encouru la colère du premier ministre en appelant, sur la couverture, les Italiens à voter contre lui. Les articles à propos de Prodi ne montrent donc autre chose que le fair-play traditionnel britannique).
- Et on a fini par sortir le ministre des affaires étrangères et Jean-Marie Colombani lui-même, qui ne s'est pas contenté de mettre son éditorial sur la Une, comme dans le bon vieux temps, mais qui a évoqué son célèbre éditorial du 11 septembre 2001 pour le désavouer (ou de menacer de le faire, si les (leaders) américains n'amélioraient pas leur comportement et, surtout, si les citoyens n'amélioraient pas le leur, en votant selon les directives, et la sagesse inhérente, du Monde).
À croire que le gouvernement et le quotidien de référence —
pourtant indépendant, comme chacun le sait — auraient agi en concertation. (Quand Claire Tréan et Daniel Vernet commencent une question pour
Michel Barnier avec
"Tout ce qui avait été dit par la diplomatie française il y a quelques mois s'est vérifié", ce n'est évidemment pas à prendre comme des courbettes faites au gouvernement ; évidemment que non! Non, les courbettes, c'est le domaine du journalisme yankee. Ici, ce n'est que l'évidence même ; qu'une fois de plus, les Français ont montré plus de sagesse que les autres.)
Il y a eu tellement de matériel anti-américain (pardon : de matériel anti-leadership américain) cette semaine que je savais à peine où poser mes pieds alors que mon bureau se remplissait de coupures d'articles, de chroniques, et d'interviews. On aurait cru une compétition — que dis-je, un tournoi, un marathon! — pour voir qui pourrait sortir les mots et les expressions les plus sévères et démonisantes possible pour les Yankees.
Colombani ouvre
son édito en citant les paroles du
Colonel Kurtz (
the horror, the horror) dans
Apocalypse Now (donc en comparant la situation en Irak avec la guerre du Vietnam). Quant à
Bush, nous apprenons ailleurs qu'il est "défini" comme
banal, insignifiant, négligeable, médiocre, piètre, et comme un président qui mérite
une mise en accusation [impeachment, soit] le premier pas vers une procédure de destitution ; les dirigeants militaires américains, nous l'apprenons,
ne sont pas … des hommes d'honneur ; et
Rumsfeld est qualifié de n'être autre chose que
le premier employeur de tortionnaires venu.
Après, ça a été la mêlée générale. En vrac :
l'obscénité ;
un réel dégoût ; les
saloperies commises en Irak ; les
photos dégueulasses des Américains (souligné par moi) ;
l'emblème d'un cauchemar irregardable ;
le cauchemar qui l'avait isolée [l'Amérique] du monde, et de la meilleure partie d'elle-même ; le
mensonge d'État (à ajouter à
mensonge originel) ; une perte totale de repères ;
la spirale d'horreur, de sang, d'inhumanité ;
le trou noir qui est en passe d'aspirer le Moyen-Orient et, au-delà, le monde ; la
vidéo sanglante … produite par Al-Qaida répond aux photos dégueulasses des Américains … C'est une sorte d'échange entre Ben Laden et Bush, entre leurs lieutenants Zarkaoui et Rumsfeld ; les images "qui anéantissent" ; "perversion de la haine" ;
des crimes de guerre ; "ces crimes contre l'humanité" ; et "Nous sommes soulevés de dégoût et d'indignation face à cette objection qui rappelle les méthodes nazies, les sévices infligés aux Chinois par les Japonais".
Tout cela se termine, à chaque fois, par une bonne dose d'auto-congratulation. Mais ne les citons pas tous : laissons parler
Michel Barnier ;
Tous les principes auxquels nous tenons — le respect de la dignité humaine et du droit international, la force comme ultime recours, la solidarité pour la recherche du dialogue entre les cultures et les civilisations —, tous ces principes sont bousculés
On est tenté de lui répondre que pendant 30 ans de relations avec
Saddam Hussein, Paris n'a pas fait grand état de ces principes. (Il est vrai que — contrairement à
Washington — Bagdad n'aurait sans doute pas pris des critiques à la légère.) Mais on sait quelle serait la réponse de ce ministre des affaires étrangères : la réalité est plus complexe. Plus complexe, oui, la situation, comme toujours quand elle défavorise la politique et les discours français.
Une autre réponse typiquement française serait quasi-automatique : "Et les Américains? Eux aussi ont collaboré avec
Saddam!" On est tenté de répondre "la réalité est plus complexe", mais là, on ne recevrait que rires et moqueries. Or, la vraie réponse, c'est que les Français veulent entendre ce que "tout le monde sait" : que les Américains sont fourbes, lâches, menteurs, et hypocrites. Mais cela, on le savait. Pourquoi leur demander de s'améliorer, justement, à des êtres quasi-monstrueux de cette espèce?!
C'est à
vous, les critiques qui êtes manifestement humanistes, généreux, solidaires, et fraternels (ou en tout cas, qui l'êtes plus que les autres) qu'il faut demander, pourquoi ne pas avoir fait quelque chose?! Et j'ajouterai, à l'intention de ceux qui s'indignent ou qui piaffent quand ils demandent pourquoi l'Oncle Sam s'attaque à un pays comme l'Irak plutôt qu'à des pays comme l'Iran ou la Corée du nord : pourquoi
vous, vous vous attaquez aux capitalistes yankees plutôt qu'à vous attaquer aux meurtriers iraniens, nord-coréens, et (
last but not least) irakiens de
Saddam Hussein? Que les Yankees ne fassent rien (sic), c'est normal, puisque, comme vous l'avez si bien prouvé, ce sont des bellicistes avides de pétrole hypocrites et menteurs. Mais vous? Vous prétendez, ouvertement ou implicitement, avoir un sens du jugement mieux aiguisé que quiconque, et savoir faire la distinction entre ce qui est important de ce qui ne l'est pas (entre les dangers réels et ce qui n'est que risible).
Alors que diable êtes-vous en train de faire, toujours à vous attaquer à l'Oncle Sam et à son capitalisme "débridé", et aussi sûrement à laisser passer les occasions pour vous attaquer aux régimes comme ceux des ayatollahs, justement, de
Kim Jong Il, et de…
Saddam Hussein? (Et certainement pas de les attaquer avec le même niveau de fiel dans la voix.) Pourquoi vous, vous qui savez faire la différence des choses, passez-vous tant de temps à fustiger les
séances de cruautés à Abou Ghraib, et si peu de temps (aucun temps, en fait) à fustiger les régimes meurtriers du monde?! Ou si peu de temps sur… les meurtriers de membres de la coalition?!
(Lire aussi le commentaire de French Media Watch à la suite de la traduction anglaise de l'édito de Colombani par Jonathan sur ¡No Pasarán!)
Les infos qu'on oublie
de rapporter ou qu'on minimise
Certains lecteurs se demandent sans doute si je pense qu'il faut ignorer les sévices commis à la prison d'Abou Ghraib.
Non. Pas du tout. Seulement, pendant tout le temps qu'on passait sur la "torture" de prisonniers par moyen, essentiellement, de photos obscènes, comme le note David Kaspar, on oubliait quelque peu la seule personne qui, jusqu'à maintenant, a vraiment été torturé dans l'affaire — puisqu'on lui a coupé la tête. (il est vrai que Nick Berg est un Américain…) Tout comme sa famille ; Le Monde, si avide de photos, pourtant, et de photos percutantes, publie une photo banale de Michael Berg reconfortant sa fille, au lieu de publier une des photos du père effondré sur le gazon, soutenu par son (autre) fils.
Mais évidemment, je ne dis pas ceci pour que vous versiez des larmes sur Nick Berg, ou sur sa famille, ou encore sur les quatre hommes lynchés d'un pont à Fallouja. Ce n'est que l'exemple le plus évident cette semaine des infos que certains médias ne présentent pas ou desquelles ils font peu. D'autres infos, qui donnent une vision plus nuancées de la situation — pire, qui mettent en question la fiabilité, la position, et les tactiques des champions du "Camp de la Paix" (certains diraient que ces infos montrent leur vrai visage) — sont vite reléguées aux oubliettes. Comme le justifiait Piers Morgan, l'un de ces champions (dans un dialogue qu'on pourrait qualifier d'humaniste?) : de toutes façons, les photos truquées illustrent avec exactitude la réalité à propos de la guerre effroyable, de la torture effroyable, du bafouement effroyable du droit international. Ce sont des tactiques anti-Bush (et anti-Blair) qui se sont avérées être des mensonges, des vrais (du type qu'on fabrique sciemment pour tromper le public), mais les spécialistes auto-proclamés du débusquage des mensonges en font peu. Qu'importe, en effet, que d'aucunes photos soient vraies et fausses, qu'importe que toute indice est crédible ou exagérée, du moment qu'elles contribuent à montrer la vraie nature diabolique de George W Bush et la société qui est la sienne.
À propos de mensonges, le webmaistre de David's Medienkritik terminait ainsi son post :
Les mecs, vous n'avez rien compris.
Il ne s'agit pas de tuer ou de décapiter ou de torturer. Il ne s'agit pas de la Convention de Genève ou des droits des prisonniers ou du droit international.
Il s'agit de Bush et de l'élection en novembre.
Et
David a ajouté le dessin ci-dessous. (Non, il n'est pas de
Plantu.)
C'est bien ce que Jean-Marie Colombani avoue dans les dernières phrases de son édito (quand il appelle à voter
John Kerry). Et quand Éric Fottorino fait jouer l'ironie, il ne voit pas que c'est son journal — et la société dans laquelle elle vit — qu'elle frappe en premier.
Maintenant se pose la question quantitative. Combien ? Combien de fois notre œil va-t-il voir ces mêmes images, ces corps nus empilés, ces simulacres de jeux sexuels, ce prisonnier debout sur sa caisse et relié par des fils électriques, la tête capuchonnée.
Combien de fois reverrons-nous cet autre prisonnier promené en laisse par la soldate de première classe – la grande classe, en effet – Lynnie England ?
La réponse, Éric Fottorino, c'est autant de fois que les médias francais et européens voudront fustiger l'administration Bush. La réponse, Éric Fottorino, c'est autant de fois que la société de laquelle ils découlent et dans laquelle ils opèrent veut se vautrer dans ses opinions auto-congratulatoires. En d'autres mots, autant de fois qu'il le faudra. Et si ce n'est pas ces images-là, ce seront des images dans le même registre ou des paroles dans le même registre, car… on en cherchera d'autres, on ne cessera jamais d'en chercher. Et on en trouvera, Éric Fottorino, puisque l'Amérique est une société ouverte. En d'autres mots, Éric Fottorino, la réponse à vos questions, c'est : Toujours.