Mi-septembre 1994, François Mitterrand décide de réduire de 110 à 20 les abonnements au " Monde " de la présidence de la République. En cause : plusieurs articles consacrés à ses activités à Vichy, et aussi une enquête sur son cancer
Dans Le Monde, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin nous relatent le jour où François Mitterrand suspendit son abonnement au quotidien de référence…
Le quotidien du soir n'a pas encore révélé que le cancer du chef de l'Etat a été détecté juste après sa première élection, fin 1981 : Franck Nouchi le fera dans les colonnes du journal au lendemain de la mort du président socialiste, le 8 janvier 1996, avant que le docteur Gubler ne confirme ce mensonge d'Etat. Qu'importe : pour François Mitterrand, "l'article de ces deux Diafoirus est insupportable" ! Ses fidèles collaborateurs sont tout aussi scandalisés. Le secrétaire général de l'Elysée, Hubert Védrine, dénonce des "hyènes à l'affût". Son adjointe, Anne Lauvergeon, sans doute la plus proche alors du président, se demande tout haut si on ne veut pas le pousser à la démission. En ces temps de cohabitation, bon nombre de socialistes croient voir dans cette "campagne" un coup de Matignon. "Chaque fois que le premier ministre me serre la main, j'ai l'impression qu'il me prend le pouls", soupire Mitterrand en évoquant Edouard Balladur, qui ne cache plus son ambition présidentielle."Je ne vois pas pourquoi nous continuons à lire ce torchon !", a cinglé le président devant Michel Charasse. "Supprimez-moi donc les abonnements à ce journal de collabos !" Collabos ? L'injure est choisie à dessein. Elle vise le passé du fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry – qui participa jusqu'en 1941 à l'école des cadres d'Uriage, créée par le régime de Vichy, avant de rejoindre la Résistance – et répond, outrancière, aux articles que le quotidien consacre depuis quelques jours au passé "vichyste" du chef de l'Etat. Les premières années de guerre du président, voilà en effet "le" sujet qui hante cette rentrée politique, depuis la publication chez Fayard de l'ouvrage-événement de Pierre Péan, Une jeunesse française.
Ce livre, c'est peu dire, pourtant, que le président l'a souhaité. "Ecrit avec son plein accord, il en attendait avec gourmandise les retombées dans la presse", se souvient Laure Adler, qui le côtoie alors à l'Elysée. "Ce sera bon pour moi", dit-il, et Péan le croit aussi. Curieusement, tous deux sous-estiment le choc que va causer le voile levé sur les dernières zones grises de son itinéraire. Mitterrand fut un "vichysso-résistant", autant dire un ennemi de l'Allemagne, croyant jusqu'en 1943 que Pétain jouait double jeu. Une subtilité qui échappe aux jeunes générations, bien plus manichéennes. Péan n'a pas vu l'impact désastreux de la photo choisie par Fayard pour la couverutre de son livre : le jeune Mitterrand serrant la main du maréchal Pétain.
Le 2 septembre, le nouveau rédacteur en chef du quotidien, Edwy Plenel, a salué en "une" la longue enquête menée par Pierre Péan. Mais en insistant sur "le tardif aveu public" d'un Mitterrand naguère "activement engagé, non pas à l'extrême droite, mais à droite de la droite, une droite nationaliste qu'incarna le pétainisme...", son article a donné le la à l'ensemble de la presse. Figures de la gauche, intellectuels, historiens, Le Monde ouvre grand ses colonnes. Le 14 septembre 1994, une spécialiste de l'Occupation, Claire Andrieu, se penche sur les écrits de François Mitterrand en 1942 et 1943. Verdict sans nuances : "Le futur président se situait parmi les pétainistes durs."
Ministre de l'information sous la IVe République, François Mitterrand s'est fait une règle de ne jamais attaquer la presse. C'est un homme de l'écrit, qui dévore les journaux un stylo à la main, en corrigeant parfois rageusement la copie.
… Avec Le Monde, les relations sont bien plus tumultueuses. "Le Monde suggère ceci ? Eh bien je vais faire le contraire, pour être sûr de ne pas me tromper !", lâche-t-il les jours d'agacement. Aux patrons successifs du quotidien du soir, il a donné des surnoms : "papatte de mouche" pour l'un, "voyou mondain" pour un plus ancien... L'ancien directeur du quotidien Jacques Fauvet a pourtant appelé sans ambages à voter pour le candidat de l'union de la gauche, en 1981. Et si le service économique du journal a condamné les nationalisations, la direction a accompagné les premiers pas du nouveau président d'un soutien presque sans faille... qui lui a valu de perdre de nombreux lecteurs et l'a obligé à un sérieux recentrage.
Mais l'arrivée à la tête du journal du tandem Colombani-Plenel, en mars 1994, au plus fort de la vague des "affaires", a consacré le divorce. "Colombani, c'est la rocardie !", croit depuis toujours Mitterrand. En 1979, lors du congrès de Metz que le jeune Jean-Marie Colombani couvrait pour Le Monde, le leader de la gauche l'avait pris à part pour contester ligne à ligne son papier. Depuis, l'un est devenu président, l'autre, le patron d'un influent contre-pouvoir.
Avec Edwy Plenel, c'est pire : il le déteste. "Vous êtes toujours amie avec le moustachu ?", demande-t-il, réprobateur, à Laure Adler. Dès 1985, les révélations de cet investigateur sur l'affaire du Rainbow-Warrior, bateau de Greenpeace coulé par la DGSE au prix de la mort d'un photographe, l'ont "révulsé". "C'est peut-être une vengeance d'ancien gauchiste...", glisse parfois le chef de l'Etat, mauvais joueur, dans une allusion au passé trotskiste de son ennemi. Ou, devant ses biographes : "Je ne lui ai jamais rien fait, pourtant ?" Sans évidemment préciser que le journaliste a été placé sur écoutes par la cellule antiterroriste de l'Elysée, entre 1983 et 1986.
"C'est le parti de la rue Falguière !", cingle Mitterrand. Ses collaborateurs sont plus remontés encore. "Nous avions le sentiment que le but de Plenel était d'abattre Mitterrand avant que son cancer ne l'ait emporté", reconnaît aujourd'hui Hubert Védrine. Chaque jour ou presque, le petit cercle s'entretient un peu plus dans sa paranoïa, enfermés qu'ils sont "dans un bunker ", selon l'un d'eux. L'idée d'un boycott du Monde chemine aussi parmi eux, à mots couverts. Oh ! Rien n'est dit officiellement. Mais en mai, un an après le suicide de Pierre Bérégovoy et ce fameux discours où il traitait les journalistes de "chiens", le chef de l'Etat s'était déjà interrogé devant son porte-parole, Jean Musitelli : "Mes collaborateurs parlent beaucoup trop à la presse, et notamment au Monde ! D'ailleurs, pourquoi gardons-nous une centaine d'abonnements à un journal qui me traîne dans la boue ?" Le 9 septembre, la colère présidentielle est trop vive, pour que, cette fois, on ne devance pas ces suggestions officieuses.
"Supprimons nos abonnements au kiosque du coin !", lance Michel Charasse. L'Elysée n'en conservera finalement que 20 sur 110. Seul le président, son cabinet, le service de presse et quelques conseillers triés sur le volet auront désormais droit à "leur" Monde.