Lorsque Mikhaïl Gorbatchev arrive au pouvoir en 1985, la rédaction du quotidien du soir est déjà traversée par des dissensions quant à l'attitude à adopter envers l'URSS. Les réformes que " Gorby " mène aggraveront ces clivages. Il y aura les " enthousiastes ", et les " sceptiques ". Et les meilleurs amis finiront par se déchirer
Raphaëlle Bacqué nous relate l'arrivée au pouvoir de Gorbatchev, à un moment où "l'intelligentsia française [y compris bon nombre de journalistes au Le Monde] veut bien dénoncer les excès du goulag, mais pas remettre en cause la logique intime du communisme."
"Les Russes s'enhardissaient bien plus qu'auparavant à parler aux Occidentaux, se souvient Sylvie Kauffmann, en poste à Moscou depuis 1986 pour l'Agence France-Presse, avant de rejoindre Le Monde, mais le KGB restait très actif et surveillait les journalistes étrangers. Pneus crevés, coupures intempestives de téléphone, contrôles policiers des Soviétiques qui osaient nous recevoir, l'appareil de sécurité freinait clairement la libéralisation."Lorsque, un matin d'hiver 1986, le dissident Andreï Sakharov a pu, par la grâce gorbatchévienne, quitter son exil intérieur de Gorki pour arriver à la gare de Moscou, la journaliste a bien vu, guettant de loin le physicien père de la bombe atomique soviétique, ces agents tellement reconnaissables avec leurs vestes et leurs bonnets de laine brodés d'un "ski" écrit en cyrillique.
Elle a bien vu aussi la correspondante de l'agence britannique Reuters débarquer en retard et en fulminant : "bloody bastards !", après avoir retrouvé sa voiture cernée d'un mur de glace érigé dans la nuit, bien dans la manière du KGB, afin qu'elle rate l'événement. Si perestroïka il y a, elle déclenche manifestement une telle bataille, en haut lieu, que personne ne peut en prévoir l'issue.
A Paris, au siège du Monde, rue des Italiens, dans le 9e arrondissement de Paris, le scepticisme est tout autant de mise. Du moins au coeur de ce service Etranger, qui forme, au sein du quotidien, un Etat dans l'Etat. Sur la porte, un esprit facétieux a collé un petit écriteau "No sex, please, we are busy"... Lorsque, chaque jour, à midi, après le bouclage, on sort bouteilles de whisky et de vodka - la presse est encore un univers où l'on boit sec, à cette époque -, même la rédaction en chef n'a pas la hardiesse de s'inviter.Il y a là, parmi des reporters et des spécialistes du monde entier, un petit groupe de journalistes de haut vol, russophones, russophiles, kremlinologues accomplis et foncièrement "antisov", comme on dit depuis les années 1970. En rentrant de Moscou, en 1977, Jacques Amalric a pris la direction de ce service et, reconnaît-il, en a "fait une enclave". Lui-même est une personnalité hors du commun.
Originaire du Sud - il a gardé une pointe d'accent de son Montauban natal -, roublard, brillant, bougon, charmeur, rude, sentimental et d'une absence totale de diplomatie, il affiche son anticommunisme dans un journal qui, à l'instar d'une partie de la gauche intellectuelle française, garde encore une révérence pour "le parti des fusillés".
Dans son bureau, à côté de l'immense planisphère accroché au mur et d'une bibliothèque dont la dernière étagère croule, comme une provocation, sous des rangées de bouteilles d'alcool vides, il a scotché une large banderole : "A l'Est, les SS20 protègent les goulags. A l'Ouest, les pacifistes protègent les SS20."
Ses quatre années passées à Moscou, dans l'immobilisme glacé de l'ère brejnévienne, l'ont suffisamment convaincu de la déliquescence du système. … Mais l'ironie qu'il rencontre à Paris l'exaspère : "A chaque fois que je rentrais, Jacques Fauvet [directeur du Monde de 1969 à 1981] m'accueillait en me demandant : "Alors, vous avez pris votre carte au RPR ?""Depuis l'après-guerre, le communisme est un sujet d'ardente discussion au Monde. Une cause de conflits. De divisions profondes. "Hubert Beuve-Méry était un homme doté d'une culture de droite dirigeant une rédaction de gauche", note Laurent Greilsamer, ancien directeur adjoint du quotidien et biographe du fondateur du journal. Il s'était attaché à tenir à équidistance les Etats-Unis et l'URSS, inscrivant Le Monde dans un neutralisme au coeur de la guerre froide."
Ses successeurs à la tête du quotidien penchent en revanche plus franchement à gauche. Jacques Fauvet surtout. Ancien prisonnier de guerre, il n'a pas oublié la libération de son camp par l'Armée rouge et soutient franchement l'Union de la gauche, cette alliance du PS et du PC qui va porter Mitterrand au pouvoir. Le journal traîne encore aujourd'hui, comme un boulet honteux, la façon dont il a célébré l'arrivée des Khmers rouges, à Phnom Penh, en 1975.Mais, comme dans toute une partie de l'intelligentsia française de l'époque, affirmer son ardeur anticommuniste, c'est être de droite.
On veut bien dénoncer les excès du goulag, mais pas remettre en cause la logique intime du communisme. Ce que Jean-François Revel, philosophe, écrivain et époux de Claude Sarraute, l'une des plumes les plus joyeuses du Monde de l'époque, résumera ainsi, dans L'Express, en 1974 : "La psychologie de guerre froide (...) comporte l'assimilation de toute description réaliste de l'URSS à l'antisoviétisme de principe ; puis de l'antisoviétisme à un anticommunisme de préjugé ; enfin, de l'anticommunisme à une hostilité de contagion visant toute la gauche. De la sorte, ou l'on accepte en bloc et en détail les exigences communistes, ou l'on est réactionnaire."
Quant aux nouveaux philosophes, ces intellectuels en rupture de ban avec le maoïsme, ils restent trop médiatiques, aux yeux du quotidien vespéral. "L'antiaméricanisme, le souvenir de la guerre, et la culture de gauche, ont besoin des communistes", a compris Amalric.En 1980, dans une de ces élections internes aussi absconses que suicidaires, Le Monde s'est déchiré entre les partisans du chef du service Etranger et ceux de Claude Julien, patron du Monde diplomatique. Fin dialecticien, Julien est un catholique tiers-mondiste, plus antiaméricain que prosoviétique, mais opposé aux "droitiers" menés par Amalric. Ce dernier a perdu, mais Julien a dû démissionner au bout d'un an. Depuis, André Laurens puis André Fontaine ont mis fin à la complaisance envers l'URSS. Mais le royaume d'Amalric est resté intact.
… Le communisme est tombé à l'Est, mais la perestroïka n'a pas eu les effets escomptés en URSS, et Gorbatchev a fini par battre des records d'impopularité. "En fait, relève Daniel Vernet, ni les incrédules ni les enthousiastes n'ont eu raison, les réformes ne se sont pas passées ainsi." Ces hommes sont bien trop entiers, cependant, pour qu'un désaccord ne prenne pas la forme d'une rupture.
En 1990, Bernard Guetta, tout auréolé par son succès et sa reconnaissance médiatique, s'est mis en tête de se présenter à la direction du Monde, face à Jean-Marie Colombani et Daniel Vernet. C'en est trop pour Jacques Amalric qui soutient Vernet. "Tu es devenu fou !", cingle-t-il devant son ancien ami. Battu lors de l'élection interne par les "Vernetistes", comme on dit alors dans ce journal dont les courants n'ont rien à envier à ceux du Parti socialiste.
Guetta quitte Le Monde en 1990. Jacques Amalric, lassé des querelles internes, s'en va à son tour, en 1993, pour Libération. Vingt-deux ans ont passé. Guetta a toujours le sentiment d'avoir eu raison "contre le journal". "Eltsine est arrivé. Puis Poutine, un ancien du KGB", répond comme en écho Amalric. Le chaos et la dictature. Où est la démocratie ?" Chaque matin - on ne perd pas comme ça l'habitude de se lever aux aurores -, le second écoute le premier sur France Inter. Ils ne se sont jamais reparlé.
1 comment:
Pointu ! Bien bien.
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