2004/05/14

Le combat contre Bush passe avant une présentation équitable des infos

Le titre sur la une du Monde est à priori on ne peut plus explicite : La vidéo barbare d'Al-Qaida en réponse aux tortures. …"En réponse aux tortures"…

…"En réponse aux tortures"!

Que ce soit bien clair, donc…

Que ce soit bien clair : les exactions commises à l'encontre des Américains sont une action, une réaction par rapport à ce qui est symbolique de l'impasse dans laquelle s'est fourvoyée l'administration Bush. C'est une réaction par rapport aux fautes, que dis-je, par rapport aux crimes commis par les Américains (ou, si l'on préfère, par rapport aux décisions désastreuses de leurs dirigeants)…

Il faut donc bien rappeler à tout le monde que quelque part, les Yankees sont coupables, qu'ils "l'ont bien mérité"…

Il faut que tout le monde sache que c'est à cause des Américains qu'il existe maintenant une menace pour le monde entier.

Oui, les membres d'Al-Qaida sont bien des sauvages, mais, quelque part, leur comportement a un sens logique et quelque part, ils ont une volonté de résister…

Oui, c'est ça. Quelque part, ce sont des résistants… Ne parle-t'on pas d'ailleurs de "la résistance irakienne"?… (Ah, de Gaulle, les années 40…)

Vous vous souvenez comment Le Monde avait intitulé l'article révélant les agissements de certains GIs à Abou Ghraib, n'est-ce pas? Oui, souvenez-vous : "Le traitement humiliant d'Oncle Sam en réponse aux attentats" (suite à quoi le journaliste français a expliqué en quoi les prisonniers ainsi traités l'étaient parce qu'ils avaient été responsables de la mort de nombre de soldats américains et, sans doute, de concitoyens irakiens, civils comme militaires, en les mitraillant ou en posant des bombes).

Ah, ah! je vous ai bien eus, hein? Elle est bien bonne. Ho, ho. Évidemment que non, Le Monde n'a jamais écrit une chose pareille à propos d'Abou Ghraib. Pas fou, non? Ne soyez pas naïfs! Quand les Américains sont impliqués dans un scandale, quelle qu'en soit l'ampleur, il faut dépeindre les victimes, réelles ou non, comme des innocents — que ce soit en Irak, à Guantánamo, dans le couloir de la mort, ou n'importe où ailleurs…

(Par contre, il ne faut jamais faire grand état ni de nouvelles qui humanisent trop les Américains (ou leurs leaders) ni d'infos qui donnent une image négative à ceux qui, d'une façon ou d'une autre, les combattent. Éric Fottorino, qui a écrit moult choses sur le traitement des prisonniers d'Abou Ghraib, préfère aujourd'hui parler des producteurs de choux. Nous allons revenir à Nick Berg, et rester avec lui. Sachez, toutefois, que dans ce même numéro du Monde, on apprend que tous les Français détenus à Guantanamo vont bientôt être libérés et que le Brésil expulse un journaliste étranger (américain). Or, ces infos seraient plutôt positives pour les Ricains et plutôt mauvaises pour Lula, le président qui aurait "incarné l'espoir de tous les Brésiliens". Donc… Le Monde en fait de vulgaires dépêches!)

Mais nous disions donc qu'en France, il faut toujours faire tout son possible afin de dépeindre les victimes des Américains, réelles ou non, comme des innocents…

Justement. Justement… il y a le dessin du jour. Le dessin de notre ami Plantu. Celui qui accompagne l'article La vidéo barbare d'Al-Qaida en réponse aux tortures.

Il montre un GI, bottes au pieds, avec la tête (au faciès angélique) sur une caméra de télévision, alors qu'une hache s'apprête à lui couper la tête. D'abord, Plantu ne montre ni le visage ni la figure du meurtrier, donc le lecteur ne risque pas d'avoir une image caricaturale de lui (alors que contrairement à Deubeuliou, l'assassin et ses sbires portaient bel et bien des "robes" et des cagoules à la Ku Klux Klan). Mais surtout, Nick Berg ne fait pas partie de l'armée. C'était un civil, il avait les pieds nus sur la vidéo, et il était revêtu d'une combinaison orange de type prisonnier… (Lire les posts de MiF et de Europundits.)

Souvenez-vous de mon dernier post… Celui qui s'intitulait Tout moyen est bon pour caricaturer le leadership américain. On aurait pu ajouter "pour fustiger, pour condamner, pour ridiculiser", etc, le leadership américain.

Alors que s'est-il passé ici? Eh bien Plantu et/ou les éditeurs du Monde se sont dit, voilà une occasion rêvée pour fustiger le leadership de Bush, de Rumsfeld, et de l'armée américaine. Dépeignons Nick Berg comme un troufion pour montrer que ce pauvre jeune américain est victime de la fourberie des instances dirigeantes américaines — victime de ses propres leaders!

Tous les moyens sont bons : Dominique Dhombres met encore une fois George W Bush et Ben Laden sur un pied d'égalité. Et il faut aussi publier tous les courriers qui soutiennent les arguments auto-congratulatoires de l'Hexagone (tout en évitant soigneusement celles qui feraient trop de publicité sur les éventuels dérapages de la part de la rédaction). Ainsi, dans le même numéro du journal, une lettre qui appelle les soldats américains "une armée de mercenaires" ("Les soldats mis en cause ne sont-ils pas des réservistes, civils prêts à s'engager pour l'appât du gain?", opinion soutenant la sempiternelle opinion que le gouvernement est naturellement bon et que quand les instances de l'État prennent les choses en main, tout va pour le mieux) ; elle est suivie d'un courriel qui pose cette question : "Crimes de guerre ou crimes contre l'humanité? Peut-être les deux", avant d'ajouter que des tribunaux internationaux devront juger "les criminels américains ou britanniques". Il n'en fallait pas beaucoup pour que les Yankees (et leurs alliés) soient accusés d'être de vulgaires mercenaires coupables de crimes contre l'humanité — en leur temps, je ne me souviens pas qu'on se soit répandu en invectives contre les sbires de Saddam Hussein avec autant de fougue.

(On remarquera que l'une des façons qu'ont des responsables du quotidien de référence pour faire passer des opinions que d'aucuns pourraient qualifier d'extrêmistes, de crapuleuses, de carrément partisanes, ou tout simplement de pas très journalistiques, est de publier celles-ci sous forme de lettres (je ne prétends pas que celles ci-dessus soient fausses, c'est-à-dire écrites par des membres du quotidien, je dis juste qu'en les recevant, les rédacteurs doivent se dire "ah, très bien, une lettre qui exprime noir sur blanc ce que nous essayons de mettre entre les lignes") ou de faire en sorte que les journalistes expriment ces opinions en les camouflant sous une question apparemment objective. Exemple : "Certains pensent que les Américains ont bien mérité le 11 septembre. Êtes-vous d'accord?" (question posée au ministre des affaires étrangères d'un pays sud-américain, je ne me souviens plus de quel pays).)

Vous souvenez-vous de la conclusion de mon post précédent? Il disait : "Mais, évidemment, cela n'est pas quelque chose qui contribue au combat sacré contre George W Bush et la société horrifiante qu'il représente. Donc, on le notera très vite en passant (ou en disant "Ça ne veut rien dire") et on l'oublie avant de passer à l'attaque suivante sur l'Oncle Sam."

Or, 24 heures après le dessin du GI avec la tête sur la caméra, voilà que Plantu reconfirme cette conclusion. Il a dessiné une colombe de la paix qui sort, ensanglantée, d'un appareil photo. Pour rendre le dessin plus puissant, il a ajouté certaines des photos devenues tristement célèbres ces derniers jours. Or, ces photos sont toutes celles prises durant les sévices subis par des détenus d'une prison américaine à Bagdad. L'assassinat d'un homme — à priori un fait plus crapuleux (non?) et, de toutes façons, un évènement plus récent dans les infos — a été écarté. Pourquoi?

Il est vrai que Nick Berg était… un Américain. Il est vrai que s'il n'était pas exactement un membre de la coalition, c'était un homme qui travaillait avec celle-ci. Donc… puisque tous les moyens sont bons pour fustiger le leadership américain… c'est quelque chose sur laquelle il ne faut pas faire couler trop d'encre… C'est quelque chose sur laquelle il ne faut pas verser trop de larmes…

2004/05/12

Tout moyen est bon pour caricaturer le leadership américain

Plantu nous donne encore un de ses dessins avec cette subtilité, ce raffinement, et ce cosmopolitisme dont seuls les Français détiennent le secret.


Washington est en proie aux convulsions d'un scandale majeur. George W Bush s'est dit écœuré par les photos émanant de la prison de l'Irak. Le président a promis qu'une investigation serait lancée. Quant au Général Antonio Taguba, par qui le scandale est venu (à travers son rapport), il a conclu qu'aucun ordre direct avait été donné pour harceler ou torturer les détenus. Se référant aux gardiens d'Abou Ghrabi, il a précisé : "je pense qu'ils l'ont fait de leur propre gré."

Mais — qu'importe! Car… toute occasion est bonne, n'est-ce pas, pour dépeindre les Américains comme des racistes sadiques, des ultra-nationalistes, des sales hypocrites pour ne pas sauter dessus. Et qu'importe, alors, toutes les "indices" qui indiqueraient des conclusions contradictoires.

La lutte anti-Bush est importante, nous explique-t'on, vitale même, voire sacrée, il ne faut laisser aucune occasion pour lui rentrer dans les plumes, quel que soit le degré de validité de la raison en question. Lancez-lui le plus possible d'arguments sectaires "sur la gueule", Dieu reconnaîtra les siens.

Dans une affaire semblable, mais en Allemagne, David Kaspar répond ainsi (à l'accusation du Spiegel que "les valeurs morales [de la démocratie occidentale] apparaissent, et sont maintenant documentées, comme de la pure hypocrisie") : "Dans sa quête incessante pour fustiger l'administration Bush, l'hebdomadaire semble avoir complètement perdu tout contact avec la réalité … Le fait que l'Amérique mène une enquête sur la situation et la rectifie (comme se doit de le faire toute démocratie) est minimisé. Spiegel Online dépeint la situation comme si les Américains tuent et torturent en Irak sur les ordres directs du gouvernement, ce qui met la nation au même niveau que Saddam Hussein et Kim Jong Il."

"Mais alors il convient de se demander : Si le gouvernement approuve ces actions, pourquoi s'excuserait-il et pourquoi mènerait-il une enquête ? Comment un gouvernement dans lequel 'le Sénat a voté, lundi, à 92 contre 0, de condamner les abus des prisonniers irakiens dans la prison d'Abou Ghraib [et] de mener pour une enquête complète' pourrait-il encore approuver des actions pareilles? Comment un président qui a exprimé son 'dégoût profond et son incrédulité' devant ces photos pourrait-il encore approuver de telles actions?"

"La réponse : … C'est le scénario habituel: si on repète un mensonge assez haut et fort et assez souvent, les gens pourraient commencer à le croire. Surtout si ces gens ont déjà des tendances pour le Yankee-bashing."

Et voilà que nous arrive d'Irak l'histoire d'un Américain autrement plus maltraité que les prisonniers humiliés d'Irak, puisqu'on l'a… décapité. Mais — qu'importe! Les gens qui se sont rendus coupables de ce meurtre, "il faut les comprendre". Et on ne versera guère plus de temps (ou de larmes) sur cette histoire qu'il le faut.

Pour revenir à l'image de Bush en membre (en grand dragon?) du Ku Klux Klan : en ce qui concerne le racisme en Amérique, et dans l'Armée US, serait-il juste de le définir comme étant dirigé envers ceux qui ne seraient pas de la majorité WASP (White Anglo-Saxon Protestants) — ceux qui ne seraient pas des protestants anglo-saxons blancs?

Dans ce cas, certains seraient peut-être intéressés de savoir que le général qui a rédigé le rapport sur le scandale d'Abou Ghraib est… d'origine philippine. Pour ne prendre que l'histoire très récente, on notera qu'un ancien général-en-chef est noir (il est depuis devenu secrétaire d'état ; à une époque, c'était l'individu qui a recueilli le plus de points dans l'histoire des sondages de ceux que les Américains voulait choisir pour devenir leur président). Un autre est d'origine slave. D'autres généraux sont asiatique ou hispanique. Et évidemment, un des gros bonnets en Irak est d'origine… arabe.

Mais, évidemment, cela n'est pas quelque chose qui contribue au combat sacré contre George W Bush et la société horrifiante qu'il représente. Donc, on le notera très vite en passant (ou en disant "Ça ne veut rien dire") et on l'oublie avant de passer à l'attaque suivante sur l'Oncle Sam.

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En lisant Libération, W confirme sur MiF :
"Le meurtre par décapitation de l'américain Nick Berg mérite un paragraphe sous la rubrique 'Faits du Jour' (qui contient 6 dépêches en tout) sur la page 6 dans l'édition d'aujourd'hui (par opposition à la vingtaine de pages, couvertes de photos agrandies, au sujet du bizutage de terroristes que nous voyons depuis quelques jours)."