Alors qu'un scandale sur la torture enflamme les États-Unis, la France, grâce au ciel, est là, prête à donner des leçons aux Ricains. Et ce n'est pas la première fois…
En janvier 2002,
un grand quotidien national publiait
un article sur le débat public aux États-Unis concernant le “dilemme moral” de la torture dans le sillage de l’attaque sur le World Trade Center et le Pentagone. Cet
article se terminait par ces paroles édifiantes : “professionalisme oblige, les défenseurs des droits de l’homme ont
heureusement informé les Américains que la torture est interdite, et ce par une convention internationale” (souligné par moi). En d’autres mots, ouf : quelle chance que nous avons tous — et les Américains en premier — qu’il existe des experts professionels — des gens comme nous, Européens sages épris de liberté, d’égalité, et de justice — sinon à quoi pourrait-en s’attendre de la part de ces grands enfants irréfléchis et irresponsables que sont les Américains moyens?
Trois remarques : La journaliste ignorait, ou avait oublié, qu’un an et demi auparavant,
un sondage, réalisé par l’institut
CSA pour
la section française d’
Amnesty International a révélé qu’un Français sur quatre juge “la torture acceptable dans certains cas”. Elle avait oublié qu’en juillet 1999, le pays qui sauvegarde fièrement les droits de l’homme depuis 1789, s’est retrouvé en compagnie de la Turquie comme étant les seuls deux pays parmi les 41 membres du
Conseil de l’Europe à
être condamnés pour avoir usé de la torture. Et elle ne pouvait savoir, je présume, que deux mois plus tard,
France 3 allait diffuser
L’Ennemi intime, le documentaire sur ceux qui ont torturé en Algérie. (Sauf que
Patrick Rotman a
supprimé toute mention des atrocités commises par la partie algérienne.)
Cette phrase assassine finale faisait fi, surtout — et c’est ce qui est le plus exceptionnel —, du reste de son
propre article, qui traitait du fait que les Américains étaient — justement — troublés par un sujet que l‘
Atlantic Monthly classait à juste titre parmi les “questions difficiles” et qui a chaque fois a été abordé sur le plan du “dilemme moral”. La journaliste avait elle-même indiqué que la presse américaine “n’a pas trouvé de partisans déclarés [de la torture] ou heureux de leur fait”. N’est-ce pas parce que les Américains savent que la torture est interdite, et cela avec raison, dans leurs esprits, qu’il y a dilemme (et que par ailleurs il y du matériel pour un article sur trois colonnes)?
Mais il n’empêche que le dilemme est bien réel. Par exemple, imaginez qu’on ait soumis Zacarias Moussaoui (le seul terroriste a avoir été arrêté avant le 11 septembre 2001) à la torture, et qu’il ait révélé sinon les planques de ses complices, du moins leurs intentions de se servir d’avions de ligne comme des missiles sur le World Trade Center et le Pentagone. Est-il possible que la torture d’un seul individu (fût-il francais, arabe, ou américain) aurait pu sauver la vie de quelques 3000 hommes, femmes, et enfants? (N’est-ce pas d’ailleurs pour cela, que dans
le sondage mentionné ci-haut, 34% des Français interrogés ont trouvé acceptable que des policiers utilisent la torture pour faire faire parler “une personne soupçonnée d’avoir posé une bombe qui va exploser dans un lieu public”?)
De nouveau, des faits semblables se produisent en Amérique et en Europe, mais si les sujets pénibles en France (et en Europe) sont abordés (relativement) à fond, ils sont rapidement décrits et, mettons, “catalogués”, pour être aussitôt oubliés, or relégués en veilleuse de l’esprit, au profit des descriptions généralisées de la population brillant par son amour de la justice, etc. Tandis qu’avec l’Amérique on lui trouvera une signification ultérieure “évidente”, la dernière “preuve” de ses méfaits, crimes, péchés, ou de sa “maladie mentale collective” (ou ceux de ses dirigeants), dont le catalogue doit être exposé, et l’est, bien en évidence à la vue de tous.
L’on comprendra que je qualifie la dernière phrase de l’article sus-nommée de gratuite. Voyons donc comment le
texte se serait terminé si elle avait été supprimée ou placée ailleurs dans le corps du texte (après tout, les “défenseurs des droits de l’homme” n’étaient mentionnés nulle part ailleurs, et en fait, on peut se demander si la phrase n’avait pas été ajoutée par un rédacteur “bienveillant”). En d’autres mots, voyons quelle est l’avant-dernière phrase : “la presse devait-elle aborder la torture alors que — on avait tendance à l’oublier — il ne figurait à nul ordre du jour officiel et ne faisait l’objet d’aucun projet du gouvernement?” Il me semble que c’est un peu plus nuancé. (N’est-ce pas plutôt comme cela que se serait terminé un article sur la France, tout autre pays de l’Europe, ou même une dictature du tiers-monde?)
Plus j'y pense et plus j'en suis convaincu… Oui : je ne serais pas du tout étonné si c'était effectivement avec cette phrase en dernier que Corine Lesnes a donné son papier à la rédaction. Mais un rédacteur “bienveillant”, soucieux de rappeler aux lecteurs du
Monde (et aux citoyens de la nation) le fait on ne peut plus évident que les Américains sont intellectuellement retardés (ils n'ont pas cette capacité étonnante de raisonner que l'on trouve chez les Français éternellement lucides) a probablement ajouté cette dernière phrase à l'article.