Le libéralisme n'est pas une idéologie, mais une doctrine ouverte et évolutive qui s'incline devant la réalité au lieu de s'entêter à faire plier la réalité
Selon la personne qui l'utilise et l'endroit où elle le prononce, le mot « libéral » revêt des significations différentes
explique
Mario Vargas Llosa dans
Le Monde.
« AMANT DE LA LIBERTÉ »
Aux Etats-Unis, et dans le monde anglo-saxon en général, le mot «
libéral » est connoté à gauche et se trouve parfois associé avec le
reproche d'être un socialiste ou un radical. En revanche, en Amérique
latine et en Espagne, on me qualifie de libéral – ou, pire encore, de
néolibéral – pour me discréditer. La perversion politique de notre
sémantique a transformé la signification originale du mot – « amant de
la liberté », une personne qui se dresse contre l'oppression – pour en
venir à désigner un conservateur ou un réactionnaire.
En Amérique latine, le libéralisme était une doctrine philosophique et politique progressiste qui, au XIXe
siècle, s'opposait au militarisme et aux dictateurs, et réclamait
l'instauration d'une culture démocratique et civile. Les libéraux furent
persécutés, exilés, emprisonnés ou tués par les régimes brutaux qui, à
de rares exceptions près, prospéraient alors sur l'ensemble du
continent.
Au XXe siècle, c'est la révolution, non la démocratie, qui
fut la principale aspiration des élites politiques d'avant-garde, une
aspiration partagée par de nombreux jeunes gens qui ont voulu suivre
l'exemple de la guérilla menée par Fidel Castro. Ce n'est que dans les
dernières décennies du XXe siècle que les choses ont commencé
à changer, et que le libéralisme a été reconnu comme quelque chose qui
n'avait à voir ni avec la gauche marxiste, ni avec l'extrême droite.
DE PROFONDES DIFFÉRENCES PARMI LES LIBÉRAUX
… Du fait que le libéralisme n'est pas une idéologie, mais une doctrine
ouverte et évolutive qui s'incline devant la réalité au lieu de
s'entêter à faire plier la réalité, il existe diverses tendances et de
profondes différences parmi les libéraux. En ce qui concerne la religion
et les questions sociétales, les libéraux qui, comme moi, sont
agnostiques, favorables à la séparation de l'Eglise et de l'Etat, et
pour la décriminalisation de l'avortement, du mariage gay et des drogues
s'attirent les critiques d'autres libéraux qui ont des opinions
contraires. Ces différences de vue sont saines et utiles, car elles
n'enfreignent pas les préceptes fondamentaux du libéralisme. …
LA LIBERTÉ, UNE VALEUR ABSOLUMENT ESSENTIELLE
L'économie à elle seule peut produire des résultats optimaux sur le
papier, mais elle ne peut constituer un objectif à la vie. Certes le
marché libre est le meilleur mécanisme existant pour produire des
richesses et, correctement couplé à d'autres institutions et usages
démocratiques, il peut porter le progrès matériel d'un pays à des
niveaux spectaculaires. Mais c'est aussi un instrument implacable qui,
sans l'élément spirituel et intellectuel que représente la culture,
risque de réduire la vie à une lutte féroce.
Le libéral que j'aspire à être considère donc la liberté comme une
valeur absolument essentielle. Ses fondements sont la propriété privée
et l'Etat de droit. Ce système réduit au maximum les formes possibles
d'injustice, génère mieux que tout autre le progrès matériel et
culturel, contient le plus efficacement la violence et veille au respect
des droits humains. Les libertés politique et économique présentent les
deux faces d'une même médaille.
C'est parce que la liberté n'a pas été comprise ainsi en Amérique
latine que la région a assisté à de nombreuses tentatives ratées
d'instaurer la démocratie. Cela était dû, soit au fait que les
démocraties qui ont émergé à la suite du renversement des dictatures
respectaient la liberté politique mais rejetaient la liberté économique,
ce qui a produit plus de pauvreté, d'inefficacité et de corruption,
soit parce qu'elles ont mis en place des gouvernements autoritaires
persuadés que seuls une poigne de fer et un régime répressif pouvaient
garantir le fonctionnement du marché libre.
LE LIBÉRALISME EST TOLÉRANCE ET RESPECT DES AUTRES
Démocratie politique, liberté de la presse et marché libre sont les
fondements d'une position libérale. Pourtant, ainsi formulées, ces trois
expressions ont un aspect abstrait qui les déshumanise. Le libéralisme
est beaucoup plus que cela. Il est tolérance et respect des autres, et
notamment de ceux qui ne pensent pas la même chose que vous, pratiquent
d'autres coutumes, adorent un autre dieu ou ne sont pas croyants.
Quand ils ont accepté de vivre avec des gens différents d'eux-mêmes,
les hommes ont accompli un pas essentiel. Cette acceptation a précédé la
démocratie et l'a rendue possible, contribuant plus que n'importe
quelle découverte scientifique ou système philosophique à refréner la
violence. C'est aussi elle qui a éveillé cette méfiance naturelle à
l'égard du pouvoir qui, chez nous autres libéraux, est une sorte de
seconde nature. Car si l'on ne peut pas se passer du pouvoir, sauf bien
entendu dans les utopies anarchistes, il faut pouvoir le contrôler et le
contrebalancer. …
LE PLUS GRAND OBSTACLE EST LE POPULISME
… Plus que la révolution, c'est aujourd'hui le populisme qui constitue
le plus grand obstacle au progrès en Amérique latine. Il y a bien des
façons de définir le « populisme », mais la plus précise est
probablement celle qui le tient pour un ensemble de politiques sociales
et économiques démagogiques qui sacrifient l'avenir du pays au profit
d'un présent éphémère. Avec une rhétorique enflammée, la présidente
argentine, Cristina Fernandez de Kirchner, a poursuivi dans la voie des
nationalisations, de l'interventionnisme, des contrôles, de la
persécution de la presse indépendante, toutes politiques qui ont conduit
au bord de la désintégration un pays qui, potentiellement, pourrait
être l'un des plus prospères du monde.
Mais contrairement à une époque encore toute récente, ces pays sont
l'exception et non la règle, et l'Amérique latine se débarrasse peu à
peu, non seulement des dictatures, mais aussi des politiques économiques
qui ont longtemps maintenu ses pays dans la pauvreté.
Même la gauche se montre aujourd'hui réticente à revenir sur la
privatisation des retraites – instaurée dans onze pays latino-américains
à ce jour – alors que la gauche nord-américaine, plus rétrograde,
s'oppose à la privatisation du système d'allocations aux personnes
âgées. Différents signes montrent que la gauche admet, sans le
reconnaître, peu à peu que la voie du progrès économique et de la
justice sociale passe par la démocratie et le marché, ce que nous autres
libéraux avons longtemps prêché dans le vide
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