2004/06/20

L'élite dirigiste de la pensée

Le Monde continue de montrer qu'en Europe, il y a les citoyens, d'un côté, et, de l'autre, ceux qui pensent pour eux — c'est-à-dire l'élite (politicienne, journalistique, etc).

Vendredi, le mot d'ordre était de fustiger George W Bush. Ainsi, nous avons eu droit à Guerre en Irak : le document qui ruine les prétextes de Bush sur la une, suivi de l'éditorial Mensonges sur l'Irak. "Mensonges, arguments ruinés, arguments démolis sans appel, cette guerre sans justifications légales ou factuelles", tous les mots, toutes les expressions, les plus négatifs y étaient, sans parler de la phrase "Le réveil de l'opinion risque d'être brutal", ce qui signifie que — comme chacun le sait — ces Américains simplistes ne sont (d'ordinaire, en tout cas) pas aussi intelligents que les gens bien raisonnables, et lucides, et éveillés de notre côté de l'Atlantique (c'est-à-dire ceux qui sont d'accord avec l'élite).

Mais le jour avant, le mot d'ordre était de soutenir l'Union européenne. Le droit européen prime désormais sur la Constitution française, apprenait-on. Le surtitre nous apprenait ce qui suit :

Le Conseil constitutionnel a rendu publique, mardi 15 juin, une étape supplémentaire de la suprématie du droit communautaire sur le droit national. … Pour la première fois, le Conseil affirme ainsi la supériorité du droit européen sur la Constitution elle-même. Conscient de la portée juridique et politique de sa décision, le Conseil en a différé l'annonce. Datée du 15 juin, la décision a en réalité été prise le 10 juin, mais le Conseil a estimé qu'elle risquait d'avoir une incidence sur le scrutin du 13 juin en donnant des arguments antieuropéens aux souverainistes.
"L'annonce de la décision a été différée par crainte d'interférer avec le scrutin du 13 juin", écrit (et accepte) Le Monde calmement. Ah, mais je croyais que les Français, comme les Européens, sont raisonnables, lucides, et éveillés?! Qu'ils pouvaient penser pour eux-mêmes? Et puis, je pensais qu'il fallait qualifier tout manquement d'un gouvernement de "mensonge"? Ah, mais il est vrai que c'est seulement quand les pensées et opinions des citoyens rejoignent celles de l'élite qu'il faut s'en féliciter. Et c'est seulement quand il s'agit d'un gouvernement américain, voire de celui de l'un de ses alliés, qu'il faut sortir "mensonges" et autres expressions négatives. Pardon, j'oubliais, comme je suis bête!

N'est-ce pas bien, comment les dirigeants font confiance aux citoyens de penser pour eux-mêmes? N'est-ce pas bien, les journalistes qui tirent à boulets perdus sur les Américains et qui, pas une séconde, ne remettent (ne fût-ce que partiellement) en question la décision d'instances à priori démocratiques de faire appliquer une forme de censure? (Ah, mais c'est pour une bonne cause… Ah oui, alors là, c'est légitime, bien sûr…)

Que l'on comprenne bien. Les citoyens de la République ne doivent pas surtout pas montrer de la sympathie pour le gouvernement Bush, comme ils ne doivent surtout pas montrer de la sympathie pour les arguments antieuropéens aux souverainistes. Comme aussi, ils ne doivent pas montrer du pitié pour les Américains assassinés.

Hein? De quoi je parle? Mais si, souvenez-vous. Ce fameux journaliste du Monde qui avait écrit que les "brutes de brutes … se sont comportés avec une bestialité que même les bêtes ne connaissent pas." Et il ne parlait ni de ceux qui ont décapité Nick Berg, ni de ceux qui ont lynché les corps sur un pont de Falloudjah, ni — surtout pas — des brutes de Saddam Hussein. Non, il parlait des gardiens de la prison d'Abou Ghraib. Bien sûr.

Voilà qu'un autre Américain, Paul Johnson, se retrouve sans tête (ce que Le Monde met en page 5 — à comparer avec la Une pour le document qui ruine les prétextes de Bush et pour d'innombrables articles sur les sévices commis dans la prison de Bagdad). Et de quoi parle le fameux journaliste français, celui qui sait si bien exprimer son indignation devant les horreurs de ce monde? Celui qui, comme ses congénères, sait si bien exprimer sa solidarité avec les laissés pour compte de ce monde? Celui qui nous étonne par sa capacité de raisonner et ses dons de prédire comment apporter un ère de paix universelle sur notre planète?

Éric Fottorino parle de … football.

Quelle perspicacité, M. Fottorino! Quel courage! Quelle lucidité!

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