2011/05/18

Sarkozy et les intellectuels : la rupture

Au cours de la campagne pour l'élection présidentielle de 2007, quelques-uns parmi les plus médiatiques des intellectuels dits "de gauche", ayant en commun la rupture avec le marxisme, l'attention aux dissidents de l'ancien bloc communiste, la dénonciation des totalitarismes, le désir d'une France active contre les dictatures et les massacres, se ralliaient plus ou moins explicitement à ce candidat de droite atypique.
Ainsi commence le papier de Marion Van Renterghem dans Le Monde sur le "petit groupe informel d'intellectuels de gauche qui, en 2007, avaient affiché ou laissé entendre leur sympathie politique pour le candidat [Nicolas] Sarkozy, [et qui] partage aujourd'hui un autre point commun : de diverses manières et à différents degrés, le président les a déçus."
Nicolas Sarkozy, contre toute attente, parlait soudain leur langage. Il promettait "la rupture" avec les vieilleries idéologiques comme avec une diplomatie française mâtinée d'antiaméricanisme, mécaniquement critique d'Israël, en empathie avec les régimes arabes, complaisante avec la Russie nationaliste, insouciante des droits de l'homme au nom de la Realpolitik. …

Le plus sarkozyste des intellos de gauche [André Glucksmann persifle qu'à l'époque de son premier soutien à Sarkozy, il passait "en procès devant le comité central des anciens de 68"] est aujourd'hui le premier à se rétracter. Dans son nouveau livre, La République, la pantoufle et les petits lapins (éd. Desclée de Brouwer, 150 p., 17,90 euros), André Glucksmann revendique l'athéisme en politique : liberté d'approuver, liberté de contester. "Voter n'est pas entrer en religion", avait-il prévenu dans sa tribune du Monde.

Il s'adresse dans son livre, sarcastique, aux "croyants" de gauche, tranquillisés par le culte de Mitterrand et leur appropriation du meilleur de l'Histoire : "Main basse sur l'affaire Dreyfus, le Front populaire, la Résistance, l'anticolonialisme, tant de prestiges monopolisés panthéonisent votre parti à l'abri de tout soupçon."

Il ironise sur la droite, sa "suffisance décontractée" de l'après-de-Gaulle, ses "humeurs intermittentes, européennes, antieuropéennes, nationales, libérales, étatistes, mondialistes" pour qui "les références historiques vont et viennent, réformistes ou révolutionnaires par ci, bonapartistes, légitimistes ou orléanistes par là." Vous avez la foi ? demande Glucksmann aux uns et aux autres. "Moi pas."

Ni repentance ni regrets, donc. Mais une déception. Nicolas Sarkozy, qu'il avait convaincu d'instituer un secrétariat d'Etat aux droits de l'homme, confié à Rama Yade, n'a pas tardé à le dissoudre après avoir reçu pompeusement le colonel Kadhafi à Paris. Le président qui, imaginait le philosophe, aurait pu épouser sa grande cause du moment (la Tchétchénie), a certes accordé "des centaines de visas aux Tchétchènes", mais n'a pas résisté au réalisme politique et à Vladimir Poutine.

En novembre 2009, le projet de vente de navires de guerre Mistral par la France à la Russie est, pour Glucksmann, un premier désenchantement : "Fournissant à Poutine les armes d'un débarquement rapide en Géorgie, en Crimée, voire dans les pays baltes, notre message est clair : allez-y !", lance-t-il au chef de l'Etat français et à son vieil ami et ministre des affaires étrangères, l'ancien médecin humanitaire Bernard Kouchner. Qu'est devenu, se demande-t-il, ce président si fermement opposé à "une Realpolitik qui brade nos principes d'humanité pour d'hypothétiques contrats" ?

… Le "sarkozysme de gauche" venait en effet de germer autour du Meilleur des mondes, une revue ainsi baptisée par Alain Finkielkraut en hommage à Aldous Huxley et à l'anti-utopisme. La revue, elle-même issue du Cercle de l'oratoire, le think tank de Michel Taubmann, naît au printemps 2006 chez Denoël. "Finky", qui n'aime pas les bandes, s'en éloigne vite. Les signataires se réclament des grands apostats comme l'écrivain hongrois Arthur Koestler, capable d'avoir rompu avec l'idéal stalinien de sa jeunesse.

La revue Meilleur des mondes est d'esprit orwellien (antitotalitaire) et néoconservateur : atlantiste, s'alarmant des manifestations mêlant l'extrême gauche et les militants islamistes, pointant le danger d'un "fascisme vert" et favorable, après les attentats du 11 septembre 2001, à l'intervention armée en Afghanistan. Sur la pertinence de la guerre en Irak (défendue par Glucksmann, Goupil, Bruckner, Kouchner ou Taguieff, contestée par Finkielkraut ou Olivier Rolin), les contributeurs sont divisés. Sur le candidat Sarkozy aussi.

"La revue a suscité tout de suite la haine, raconte Olivier Rubinstein, directeur des éditions Denoël. On nous a étiquetés néoréacs." Le deuxième numéro, à l'automne 2006, n'y est pas pour rien : l'entretien avec le socialiste Dominique Strauss-Kahn passe inaperçu mais celui avec le ministre de l'intérieur de l'époque, Nicolas Sarkozy, range définitivement Le Meilleur des mondes du côté des traîtres à la gauche.

Ils étaient revenus emballés de la place Beauvau. "Ce mec est formidable !", ont commenté en sortant les intervieweurs (Bruckner, Glucksmann, Michaël Prazan et Yasmina Reza). "Sarko avait admirablement réussi à dire tout ce qu'on voulait entendre", raconte Pascal Bruckner, le recul aidant.

Sur la situation au Proche-Orient, la crise avec l'Iran, le blocage de l'Europe, le candidat leur vend la politique internationale de leurs rêves, en rupture radicale avec la diplomatie chiraquienne. La Russie ? On peut signer des contrats et lui demander de s'expliquer sur la Tchétchénie. L'Amérique ? Une alliée. Israël ? Une démocratie et un pays francophone. L'Afrique ? Il faut en finir avec la vision postcoloniale de la France. Les droits de l'homme ? "La France doit porter des valeurs universelles, et les faire vivre", assurait le candidat.

Romain Goupil voyait venir d'un mauvais oeil le sarkozysme rampant de ses amis. …
L'antisarkozysme frénétique, en revanche, est de nature à susciter de la part de ces intellectuels un regain de solidarité pour le président de la République. "La violence grégaire de l'antisarkozysme me rendrait sarkozyste, dit Alain Finkielkraut, d'autant que dans le domaine de l'école ou de la sécurité, ce que la gauche propose est purement démagogique."

Pour Pierre-André Taguieff, "le discours haineux contre Sarkozy est devenu un genre littéraire dans le monde journalistique et militant. Je ne vois que deux exemples comparables : le discours anti-Blum, et le discours anti-Mendès France. Je ne réduis pas l'antisarkozysme à la judéophobie, mais il y a un fond d'antisémitisme dans cette violence contre lui."

"Sarkozy a rendu la gauche folle, renchérit Pascal Bruckner. Cette haine démesurée contre lui est la seule chose qui continue à me rendre indulgent. Il est devenu la poupée vaudou de la France. Il va nous manquer : qui va-t-on haïr ?"

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