2013/07/23

La lecture fausse de la photo de Platt est le fait d'Occidentaux ignorants du Liban ; Et qui ont le regard faussé par des tonnes de photos de guerre standardisées

L'été en séries : Ce que l'on croit voir... 1/6.
A première vue, cette photo, prise à la fin du conflit entre le Liban et Israël, montre des jeunes gens insouciants dans une zone dévastée. La réalité est tout autre...

Riche ou pauvre, chrétien ou musulman : au Liban, les apparences sont trompeuses. 
Voilà ce qu'écrit Claire Guillot dans le premier épisode de la série Ce que l'on croit voir dans Le Monde.
Et sur la photo de Spencer Platt, rien n'est aussi simple qu'il y paraît. Le photographe a pris cette image étonnante le 15 août 2006, à la fin de la guerre entre Israël et le Liban, dans la banlieue sud de Beyrouth.

Récompensée du prestigieux prix World Press Photo, en 2007, elle a fait polémique dès l'annonce du prix. Il faut dire qu'elle rompt avec les figures imposées, souvent convenues, de la photo de guerre : pas de madones éplorées, pas de cadavres calcinés, pas de blessés à l'hôpital. Spencer Platt montre des ruines, certes, mais surtout des jeunes branchés, dignes d'une émission de télé-réalité. Embarqués dans une décapotable rouge pétard, lunettes de soleil sur le nez, ils sont en train de prendre des photos des zones dévastées à l'aide d'un téléphone portable.

Alors que la photo de guerre suscite d'ordinaire chez le spectateur compassion, tristesse ou révolte, là, c'est plutôt le sourire ou l'incrédulité qui dominent. Rire de la guerre ? Un parti pris jugé insupportable à l'époque par certains.

"PAS ASSEZ REPRÉSENTATIVE DES ATROCITÉS"

Samer Mohdad, photographe libanais, voit dans cette photo "une insulte vis-à-vis de tous les photojournalistes qui risquent leur vie en couvrant cette horrible guerre". Le photographe Patrick Baz, responsable photo de l'AFP pour le Moyen-Orient, qui a lui-même couvert le conflit, comprend cette réaction. "Les photographes ne l'ont pas trouvée assez représentative des atrocités qu'ils avaient vues." Même s'ils savent que chaque conflit réserve son lot de situations absurdes. Voire de fragments de bonheur dans le malheur.

Mais il y a plus problématique. Que montre l'image exactement ? On a affaire ici, semble-t-il, à des jeunes riches en goguette dans un quartier pauvre et détruit. Des "touristes de guerre" en mal de sensations fortes. A l'époque, on critique leur voyeurisme, mais aussi leur accoutrement : les décolletés auraient un tour provocant dans ce quartier peuplé en majorité par des musulmans chiites – il y a une femme voilée dans le fond.

La réalité est tout autre. Ces jeunes sont simplement des habitants du quartier, des victimes venues voir ce qu'est devenu leur immeuble pendant les bombardements. Bissan Maroun (la jeune femme au téléphone) a réagi la première quand les critiques ont commencé à pleuvoir sur sa tête après le World Press. Elle a déclaré au magazine Spiegel : "Tout le monde a dit que nous étions des Libanais chics qui visitent un quartier pauvre comme une attraction touristique. Mais nous sommes de Dahiye, de cette banlieue !"

"REGARDEZ NOS VISAGES. ILS MONTRENT CLAIREMENT LE CHOC"

Le 15 août 2006, Bissan, son frère Jad (le conducteur) et sa sœur Tamara (cheveux blonds) profitent du cessez-le-feu pour constater l'étendue des dégâts. Ils ont passé une grande partie du conflit réfugiés dans un hôtel du centre de Beyrouth, logés là par leurs employeurs. Jad n'a pas de voiture, il emprunte celle de sa petite amie et embarque ses sœurs ainsi que deux amies, réfugiées comme eux, qu'ils ont rencontrées à l'hôtel. L'une d'elles est du quartier. La bande relève la capote de la voiture parce qu'ils ont chaud, la fumée leur pique la gorge et les yeux. Ce jour-là, l'ambiance n'est pas à la fête.

"Regardez nos visages, déclare la jeune fille. Ils montrent clairement le choc. Nous étions tout sauf joyeux." Les Maroun trouveront finalement leur appartement debout, "mais autour, tout était détruit".
Quant à l'accusation de "richesse", elle fait plutôt rire la jeune femme. "Nous appartenons à la classe moyenne", déclare Bissan Maroun à la BBC – elle travaille comme employée de banque, son frère est étudiant. Et les vêtements branchés ? "Il faut savoir qu'au Liban, tout le monde essaie d'avoir l'air glamour, les pauvres et les riches. L'apparence est très importante." Aucune marque de luxe n'est visible – et la mini-voiture de la petite troupe est loin d'être une Porsche.

"CES GENS N'ONT PAS L'AIR DE VICTIMES"

La lecture fausse de l'image est finalement le fait d'Occidentaux ignorants de la société libanaise. Et qui ont le regard faussé par des tonnes de photos de guerre standardisées. "Cette photo n'est pas surprenante pour les Libanais, car le Liban est le pays des extrêmes, souligne Patrick Baz. On passe sans transition des chippendales aux talibans." Il fait remarquer que, sur l'image, personne ne semble choqué par la présence des jeunes gens.

De même, au Liban, les étiquettes liées à l'apparence sont inopérantes. "Le décolleté ne veut pas dire que vous êtes chrétienne. Et vous pouvez être chiite sans être voilée." Les jeunes en question sont chrétiens, à l'exception de Nour Nasser, qui est chiite. Elle est au fond sur le siège arrière – en tee-shirt moulant, comme ses amies.

Et quand bien même ces jeunes ne seraient pas du quartier, Patrick Baz ne voit pas où est le mal. "Il y avait plein de touristes sur les lieux à l'époque et c'est normal ! Quand il y a la guerre, vous allez voir. Parce que c'est chez vous, c'est votre pays." Lui-même, qui est libanais, y a emmené sa fille.

Quant au photographe, il a toujours apprécié les ambiguïtés de l'image. A la BBC, il a déclaré : "Elle remet en question notre notion de ce à quoi doit ressembler une victime. Ces gens n'ont pas l'air de victimes, ils sont forts, ils sont pleins de vie. (...) Il y a plein d'autres photos de la guerre, mais celle-ci a soulevé le débat."

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