2004/09/14

Le mythe du déclin américain

Le Figaro publie un un entretien croisé entre l'auteur de L'Odyssée américaine et celui de Made in USA. Entre autres choses, Alexandre Adler explique les deux raisons pour lesquelles George W Bush n'a pas menti sur les ADM, tandis que Guy Sorman regrette "que l'amitié franco-américaine n'a jamais réellement existé. On relève déjà la condescendance française envers les Etats-Unis dans les lettres que Talleyrand". Guy Sorman ajoute que "J'ai bien peur que les propos nuancés que nous tenons s'avèrent incompréhensibles pour les Français, persuadés que tout ce qui est américain s'explique par le cynisme de la World Company". (Propos recueillis par Baudouin Bollaert, Marie-Laure Germon, et Laure Leibovitz)

LE FIGARO : Les élections américaines auront lieu en novembre prochain. Votre pronostic ?

Alexandre ADLER : Si Bush incarne, incontestablement, des valeurs conservatrices, il présente une certaine sensibilité civique qui le rend moins abrupt qu'un Dick Cheney ou qu'un John Ashcroft. En même temps, n'oublions pas qu'une aile gauche modérée demeure au sein du parti républicain. Cette dernière tend vers l'avènement d'un conservatisme dont l'humanité s'exprime sur des sujets sociétaux aussi divers que le statut de l'homosexualité ou l'importance de l'éducation. Le président actuel rejoint cette minorité de centre droit sur un point : le racisme. Bush est profondément antiraciste : il a nommé des Noirs à des postes clés, comme on ne l'avait jamais vu dans de précédents gouvernements démocrates, et n'a vraisemblablement aucun préjugé envers les Hispaniques. Il est, comme disent les Américains, color blind

Guy SORMAN : Revenons un instant sur l'antiracisme de Bush. Le Parti républicain n'est pas un parti de droite xénophobe au sens où l'on pourrait l'imaginer en Europe occidentale. George Bush – de même que Ronald Reagan en son temps – se montre très favorable à l'immigration ; elle constitue aux yeux de beaucoup de conservateurs la nature même des Etats-Unis. L'immigration hispanique et asiatique est particulièrement encouragée, en raison de la sympathie naturelle que ces populations entretiennent avec les valeurs traditionalistes, la religion, la famille, l'éthique du travail et la volonté farouche de s'intégrer au rêve américain. Même si l'on ne sait pas vraiment en faveur de quel candidat les Hispano-Américains se prononceront, leur comportement personnel et religieux s'avère profondément conservateur.

Si les Américains critiquent de plus en plus la gestion de l'après-guerre en Irak, la majorité d'entre eux ne conteste pas le bien-fondé de l'intervention...
Guy SORMAN : C'est exact. Si les Français s'imaginent que l'élection de Kerry modifiera la diplomatie américaine, prévenons-les tout de suite que cela ne sera pas le cas. La politique étrangère vient en effet de très loin, et remonte jusqu'à Jefferson, dès 1800. La vocation des Etats-Unis est, pour la plupart des Américains, de mondialiser la démocratie, parce qu'ils jugent cette entreprise juste, bonne, et qu'ils pensent que c'est la seule manière d'aboutir à la paix dans le monde. Ils considèrent qu'en dehors de l'éradication fondamentale de la tyrannie, aucune paix dans le monde n'est possible. Les Américains ont fait d'ailleurs par le passé la preuve de leur capacité à instaurer la démocratie, au Japon, en Allemagne, en Corée, à Taïwan, au Nicaragua. Une démocratie qui, selon eux, doit également se développer en Chine et au Proche-Orient. La sensibilité de Kerry n'est pas contraire à cette vision du monde où l'Europe ne tient pas une place centrale. …
Comment se fait-il que le mensonge de Bush sur les armes de destruction massive ait si peu influé sur l'opinion américaine ?
Alexandre ADLER : …Bush n'a pas menti pour deux raisons : tout d'abord il ne fait aucun doute qu'il croyait sincèrement à la présence effective d'armes de destruction massive en Irak, jusqu'à ce que cette certitude ne soit partiellement démentie. S'il s'est trompé, il n'a donc pas menti ; une distinction que les Américains ont parfaitement comprise. Par ailleurs, Saddam Hussein avait déjà par le passé usé d'armes de destruction massive, en l'occurrence de gaz de combat contre les Kurdes ou les Iraniens. Il a mené des expériences bactériologiques, et planifiait un programme nucléaire important heureusement démantelé. Par conséquent, rien n'autorisait à penser qu'il ne persévérerait point dans son entreprise belliqueuse.
Et le lien supposé entre Saddam Hussein et Ben Laden ?
Alexandre ADLER : Les Américains ont eu du mal à distinguer la xénophobie agressive du parti Baas de l'islamisme radical d'Oussama Ben Laden, manquement contestable sur le plan de l'analyse géopolitique mais justifiable d'un point de vue philosophique. Or, la volonté d'utiliser des armes de destruction massive par Al-Qaïda est incontestable, tout comme l'est l'existence d'arsenaux de ce genre au Moyen-Orient, notamment en Irak autrefois. les Américains ont donc voulu éviter la mise en contact et la collusion de ces deux idéologies meurtrières, probablement un peu avant que les problèmes ne se posent réellement. Et je ne peux pas leur donner totalement tort. On peut en revanche reprocher aux Américains l'impréparation de l'après-victoire technologique à Bagdad lorsqu'ils ont touché le sol.
La volonté américaine d'exporter la démocratie ne sert-elle pas à masquer une tendance inavouée à l'expansionnisme ?
Guy SORMAN : Cette distinction n'existe que dans nos esprits. Pour nous autres, Français ou Européens, les Américains sont nécessairement suspects d'être autre chose que ce qu'ils prétendent être. … Nous sommes bien les seuls à pouvoir nous offusquer que l'exportation de marchandises «made in USA» prolonge l'exportation de leur modèle démocratique.

…J'ai bien peur que les propos nuancés que nous tenons s'avèrent incompréhensibles pour les Français, persuadés que tout ce qui est américain s'explique par le cynisme de la World Company !
Comment, justement, expliquez-vous la vigueur de l'antiaméricanisme français ?
Guy SORMAN : L'antiaméricanisme est une idéologie aussi ancienne que les Etats-Unis eux-mêmes. C'est un discours autonome qui entretient un rapport assez lointain avec la réalité américaine. Sachons, tout d'abord, que l'amitié franco-américaine n'a jamais réellement existé. On relève déjà la condescendance française envers les Etats-Unis dans les lettres que Talleyrand, alors en exil à Philadelphie, envoyait en 1794 à Paris pour fustiger ce nouveau continent d'un mot assassin : «Une nation qui a trente religions et un seul plat n'est pas un peuple civilisé.» L'évêque ne pouvait supporter cette nation protestante débordant de sectes enthousiastes, de fous de dieu, et dépourvue – ô péché suprême ! – de la moindre once de raffinement. L'aristocratie française, à l'exception de Tocqueville, a toujours méprisé la démocratie américaine, qualifiée de populiste. Nos intellectuels et nos élites politiques restent tout aussi réticents envers une nation qui n'octroie aucun privilège aux élites éclairées.

Alexandre ADLER : …l'absence totale de projet impérial à long terme de l'Amérique devrait jouer en sa faveur aux yeux du Vieux Continent. S'il existe une volonté d'expansion économique indéniable de sa part, il s'agit à coup sûr d'une stratégie aussi féconde par la concurrence qu'elle induit que non violente par les méthodes qu'elle implique. On peut dire que l'Irak a été le tombeau d'un éventuel projet de domination ; l'Amérique n'a plus d'appétit pour attaquer le moindre État de la planète, ni la Syrie, ni la Corée du Nord ou l'Iran. La situation actuelle en Irak fait la preuve que l'Amérique ne peut – et surtout ne veut – diriger le monde, et ce précisément parce qu'elle incarne avant tout une république démocratique et très secondairement un empire. …

Guy SORMAN : Eclairons le présent à la lumière du passé et revenons aux principes des fondateurs : si selon Jefferson, l'Amérique est bien «L'Empire de la liberté», il ne fait aucunement référence à un impérialisme tel que l'Européen du XIXe siècle peut l'entendre. La conviction profonde que le monde trouvera la paix le jour où toutes les sociétés s'établiront sur les fondements d'une démocratie libérale est toujours en vigueur. La guerre ou même l'évangélisation ne sont que des moyens utilisés au service de ce projet.

Faites-vous allusion ici à l'expansionnisme religieux des Etats-unis ?
Guy SORMAN : On sait peu que la religion qui gagne le plus de terrain aujourd'hui dans le monde, ce n'est pas l'islam, mais ce que j'appelle «la nouvelle religion américaine». Celle-ci est plus imprégnée de l'Ancien Testament que du Nouveau. Si Dieu en est le centre, il se situe moins au-dessus des fidèles – comme dans le judaïsme ou le christianisme européen – qu'en eux-mêmes. Des fidèles qui préfèrent des résultats concrets ici-bas et maintenant, sans attendre l'au-delà. Les baptistes sont actifs partout, les pentecôtistes et mormons sont présents en Afrique, comme dans les anciens pays communistes et en Chine. En Amérique latine, les églises évangéliques se substituent aux catholiques...
L'idée d'un déclin des Etats-Unis tel qu'il a été pronostiqué par certains auteurs, comme Emmanuel Todd, vous paraît-elle fondée ?
Alexandre ADLER : Les exemples que donne Emmanuel Todd me semblent totalement farfelus, de même que son analyse de l'économie politique américaine. Il refuse par exemple de considérer l'information et le monde des médias comme une industrie, alors qu'elle constitue pourtant le nerf de la nouvelle révolution industrielle. Les Etats-Unis ne sont absolument pas sur le déclin, ils l'ont d'ailleurs remarquablement montré à plusieurs reprises au cours des années quatre-vingt-dix. L'Amérique vient au contraire de prendre la tête de la nouvelle révolution industrielle et l'Europe traîne bien loin derrière, notamment en matière de recherche. Le conservatisme-ruraliste-écologiste à la mode José Bové fait des ravages encore supérieurs. Cela dit, si l'Amérique demeure le pays le plus riche et le plus puissant, son degré d'interdépendance économique devrait croître dans les années à venir avec, notamment, une dépendance énergétique toujours plus forte.

Guy SORMAN : Précisons que, pour le moment, la part de la production américaine dans le monde reste immuable, malgré l'émergence de la Chine et du Japon. Les autres pays progressent, mais pas au détriment de l'Amérique. Tous s'enrichissent ensemble ! Surtout les Etats-Unis gardent la haute main sur l'innovation et la recherche avec 90% des brevets déposés dans le monde, ce qui leur donne trente ou quarante ans d'avance permanente. …

(Merci à Rémi)

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