Cleo : Le départ de Colin Powell laisse-t-il le champ libre aux "néo-cons." ?
Yves Roucaute : Je crois que les néoconservateurs avaient déjà le champ libre, au sens où vous l'entendez. Le néoconservatisme se caractérise en effet, au niveau international, par le refus des tyrannies, la volonté de défendre les droits individuels et ce que j'appelle dans mon livre la "morale armée". Colin Powell avait appliqué cette politique, son successeur fera de même.Myriam : Colin Powell était le plus "modéré" du gouvernement Bush. Condoleezza Rice, par contre, est connue pour son intransigeance et sa dureté. Quel avenir peut-on prévoir pour les relations internationales des Etats-Unis ?
Yves Roucaute : Je ne crois pas qu'il y ait une différence aussi importante que celle que vous indiquez. Il y a beaucoup de fantasmagorie dans la vision française que nous avons des Etats-Unis. Les Etats-Unis continueront la même politique, c'est-à-dire le maintien des troupes en Irak, le maintien de la pression sur la Syrie, notamment pour libérer le Liban, le maintien de la pression pour soutenir Israël, de la pression sur l'OLP pour démocratiser l'OLP.…Run : Les Etats-Unis vont-ils enfin intervenir au Darfour ?
Les Etats-Unis ne passeront plus sous les fourches caudines de l'ONU. Cela est une affaire réglée. Ce n'est pas Khadafi, le président de la commission des droits de l'homme de l'ONU, qui va dicter aux Etats-Unis leur politique. Ce n'est pas la France, ni la Chine, qui écrase le Tibet, ni la Russie, qui n'a pas fait la preuve de sa volonté démocratique jusqu'ici, qui vont imposer le nouvel ordre international. Les Etats-Unis veulent un nouvel ordre international organisé autour des Républiques, ce n'est pas facile. Il y a eu des erreurs, il y en aura, mais le mouvement est inéluctable.
Yves Roucaute : C'est une situation difficile. D'abord parce que pour qu'ils puissent intervenir, il faudrait une nouvelle fois qu'ils passent outre à l'ONU, et, d'autre part, il faudrait qu'ils aient des appuis internationaux, au moins du côté des Républiques. S'agissant de l'Irak, les Etats-Unis avaient le soutien du Japon, première République d'Asie, de l'Australie, première République d'Océanie, de la plupart des Républiques européennes, toutes les Républiques de l'Est, mais aussi, à l'Ouest, du Royaume-Uni, de l'Italie, de l'Espagne, des Pays-Bas, etc. Le problème, c'est qu'aujourd'hui, même si les néoconservateurs seraient assez favorables à l'intervention, il faut aussi le soutien des chancelleries les plus déterminées à agir dans le sens de la liberté, et ce soutien n'est pas encore acquis.Odileh : Quand les Etats-Unis feront-ils face à la véritable misère qui règne dans leur pays ? Misère trop souvent occultée par l'action extérieure ?
Yves Roucaute : Je pense que la misère en France est plus importante qu'aux Etats-Unis, si l'on en croit les derniers chiffres publiés aujourd'hui. Il y a aux Etats-Unis 5,4 % de chômeurs, la moyenne du niveau de vie américain est 30 % supérieure à celui de la France. 33 % des jeunes y font des études supérieures, contre 23 % en France. Je pense d'autre part que ce que l'on appelle "misère" doit être relativisé, y compris quand on parle de misère en France, même si, bien entendu, la pauvreté doit être combattue, il ne faut quand même pas confondre la misère que l'on trouve en Afrique où le seuil de pauvreté est 1 dollar par jour et ce que l'on appelle seuil de pauvreté aux Etats-Unis, qui correspond à peu près à 700 dollars par mois.Alex : A quoi attribuez-vous le fait que les Francais aient une vision négative des Etats-Unis ? On a parfois l'impression que les Etats-Unis sont dans une position où ils ne peuvent satisfaire personne. Malgré tout, bon nombre de gens veulent y vivre.
Yves Roucaute : Oui, c'est le grand paradoxe français, et pas seulement français. D'un côté, les Etats-Unis sont dénoncés comme impérialistes, Etat acceptant la misère de son peuple. Et de l'autre côté, c'est le pays du monde qui attire le plus d'immigrants et qui séduit le plus par ses produits, par ses modes de pensée, son cinéma... C'est un peu le grand paradoxe. Je pense que les Etats-Unis cristallisent tous les mécontentements, ce qui est la rançon de leur succès, et au fond le prix à payer de leur victoire contre le nazisme et le fascisme, puis contre le communisme. Au fond, on leur reproche d'être les gendarmes du monde, mais en même temps, on les institue gendarmes du monde par les reproches qu'on leur fait. Ils sont responsables de tout aux yeux de ceux qui ne sont pas Américains.…Run : Cette révolution conservatrice se traduira-t-elle par un changement à la Cour suprême sur les grandes questions de société ?
Il est symptomatique de voir à cet égard qu'on leur a demandé d'intervenir en Europe contre Milosevic, alors qu'ils ne voulaient pas le faire, précisément parce qu'on les conçoit comme gendarmes du monde. L'ONU n'avait pas donné son accord, et tout le monde, à part les Serbes et les Russes, a applaudi à cette intervention. On leur a demandé d'intervenir en Afghanistan, où ils voulaient intervenir pour des raisons de sécurité notamment. Cette fois avec l'ONU. C'est eux qui ont fourni la plupart des troupes, et tout le monde a applaudi, à l'exception évidemment des islamistes. Puis ils sont intervenus en Irak sans l'accord de l'ONU, à la demande des démocrates irakiens, au nom aussi de leur sécurité. Et là, on voit que malgré le fait qu'il y ait eu 2 millions de morts sur 23 millions d'habitants, certains, par incohérence, ont critiqué cette intervention alors qu'ils avaient été favorables à l'intervention contre Slobodan Milosevic. Je crois que cette incohérence est le symptôme de la nouvelle posture américaine, puissance hégémonique. On attend beaucoup d'elle, mais en même temps, parce qu'on attend beaucoup d'elle, elle est rapidement le bouc émissaire.
Yves Roucaute : Je ne crois pas. Je pense que, en tout cas, les peurs que nous avons en France concernant la laïcité et l'ensemble des libertés sont totalement infondées. La séparation de l'Eglise et de l'Etat est inscrite dans la Constitution américaine, elle fut l'une des raisons de la création des Etats-Unis, et tous les Américains y sont fermement attachés, George W. Bush en premier. A l'inverse, on peut imaginer qu'un certain nombre de questions moins importantes trouvent dans l'avenir des réponses plus nettes, par exemple le mariage homosexuel. Il est clair à cet égard, pour prendre cet exemple, que ni l'opinion publique américaine, comme l'ont montré les résultats des référendums, ni la Cour suprême, ni aucun tribunal américain n'accepteront le mariage des homosexuels.Antifumeur : Pourriez-vous nous préciser alors quelle est votre conception de la morale ou de la moralité ? Quelles sont les valeurs que vous lui faites recouvrir ?
A l'inverse, et les néoconservateurs y sont très attachés, la liberté des mœurs, des formes d'association comme le pacs sur le modèle français, sera assurée, comme dans le passé. Ce que l'on appelle révolution conservatrice, et en réalité néoconservatrice, ne vise pas à limiter les libertés. Elle vise, au niveau de la politique intérieure, à assurer les Etats-Unis sur leurs valeurs fondamentales. Il est clair qu'aux Etats-Unis, la corruption, le mensonge, et quantité de processus immoraux qui ont en France droit de cité chez les gouvernants, sont interdits et sont condamnés. Ils le seront plus encore demain. On peut regretter qu'en France il n'y ait pas un peu plus de moralité.
Yves Roucaute : La moralité consiste à essayer autant que possible de répondre à l'impératif catégorique tel que Kant avait essayé de le définir. Avoir une posture morale signifie tenter d'inscrire son action dans le cadre d'un impératif catégorique. Par exemple, doit-on ou non faire la guerre en Irak ? La question, si on essaie de la penser moralement, consiste à examiner la situation. Il y a une tyrannie en Irak, il y a des centaines de milliers d'hommes qui sont tués, gazés, torturés. Doit-on intervenir pour détruire cette tyrannie ? Si je me place sous l'impératif catégorique, je vais tenter d'universaliser la maxime de mon action. Cela veut dire, plus simplement, je vais tenter de savoir ce qui motive mon action, ici par exemple, j'interviens lorsqu'un tyran est au pouvoir, j'universalise maintenant cette maxime : on doit toujours intervenir lorsqu'un tyran est au pouvoir. On voit que si l'on élimine tous les tyrans de la planète, l'humanité peut survivre.
A l'inverse, on va prendre une autre maxime : je n'interviens pas contre un tyran quand je le peux. On universalise cette maxime : on n'intervient jamais contre un tyran quand on le peut. On voit bien que l'humanité court ainsi à sa perte en laissant proliférer les tyrannies. On peut s'amuser dans la vie politique avec le même principe ou la même technique, si l'on veut. Par exemple, je n'élis pas un dirigeant politique qui est corrompu. On peut universaliser la maxime de cette action : on n'élit jamais des dirigeants politiques corrompus. On voit bien que c'est moral. A l'inverse, prenons la maxime contraire : j'élis un homme politique corrompu. J'universalise cette maxime : nous élisons toujours des dirigeants politiques corrompus. Et nous voyons que cette maxime est donc immorale. Le néoconservatisme consiste à rappeler aux hommes qu'ils doivent essayer de se conduire moralement autant qu'il est possible. Autant qu'il est possible, parce que, bien entendu nous ne sommes pas des anges, nous faisons des erreurs, et quelquefois même, les choix sont impossibles.
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