2004/12/02

Tocqueville sur «l'esprit français» et Marc Bloch sur «la paresse de savoir» "qui a tant desservi la France dans le passé"

Ezra Suleiman sur la crise entre Washington et l'Europe (ce qui est souligné en gras l'est par moi):
… L'Administration Bush a poussé très loin son mépris pour ses alliés traditionnels, et cette «politique» s'est révélée contreproductive. L'Amérique, qui a longtemps souhaité l'engagement concret de ses alliés, a fini par rejeter ceux dont elle avait besoin. Mais il me semble également qu'il serait peu honnête et aussi contreproductif pour les Européens de prétendre qu'ils n'y sont pour rien.

…La cause principale de cette situation est-elle l'aveuglement des Américains ? Ou les Européens y sont-ils pour quelque chose ? … l'Europe se trompe en se considérant comme un spectateur innocent voué à subir les décisions du géant.

Quand l'Europe a-t-elle pris la dernière fois l'initiative d'une action importante ? Pourquoi attend-elle toujours l'Amérique pour montrer le chemin ? Ce n'est peut-être pas l'image que l'Europe se fait d'elle-même. Mais il est toujours préférable d'essayer de comprendre comment on est perçu par l'autre. Qui, parmi les hommes politiques de droite ou de gauche en France, a posé le problème en ces termes ? Les médias français en deviennent monotones à force d'être aussi uniformes et répétitifs. Il semble que, dans ce pays, les opinions prévalent sur les analyses. C'est ce que Tocqueville désignait un peu emphatiquement comme «l'esprit français». Comprendre n'est pas pardonner, c'est éclairer et éviter une autosatisfaction injustifiée. Marc Bloch a parlé de «la paresse de savoir» qui a tant desservi la France dans le passé et qui s'est, depuis, malheureusement répandue à travers le continent européen.

… L'Europe, telle qu'elle est perçue par les États-Unis, est manifestement un allié mais un allié qui ne souhaite pas soutenir l'Amérique, ce qui est son droit, et qui, simultanément, se trouve incapable de donner un coup de main ou de prendre une initiative à l'extérieur de l'Europe. L'Europe, pour les États-Unis, est devenue quasi islantionniste.

… La manière dont [les Européens] s'opposent aux États-Unis a également changé. Il ne s'agit plus du désaccord d'un allié, mais – comme l'a montré l'attitude des Européens pendant la crise et la guerre irakienne – d'une opposition qui leur permet de se ranger parmi les ennemis de l'Amérique.

…[Le] milieu politique americain … a pu constater comment, même dans les Balkans (qui sont en Europe, tout de même !), les Européens ont eu besoin d'être poussés par les Américains. Et qu'ont-ils fait eux-mêmes pour empêcher le génocide au Rwanda ? Qu'ont-ils fait à Darfour ? Les Américains n'entendent les Européens s'exprimer avec une voix assourdissante et catégorique que lorsqu'il s'agit de s'opposer aux États-Unis et à Israël.

La focalisation des pays européens sur le conflit israélo-palestinien au détriment de tant d'autres malheurs dans le monde (le Darfour, la Tchétchénie, le Tibet, et bien d'autres) n'a pas été bien saisie. Tout le monde s'accorde sur l'importance d'un règlement du conflit israélo-palestinien. Mais l'Europe aurait pu intervenir dans d'autres contextes où son action aurait été complémentaire avec celle de son allié principal.

… Même au Moyen-Orient, l'Europe aurait pu contribuer d'une manière plus vigoureuse au processus de paix en prenant le relais des États-Unis pour faire appliquer la feuille de route. Les États-Unis se sont comportés d'une manière irresponsable dans cette affaire. Après avoir pris l'initiative, avec la Russie et les Européens, l'Amérique s'est désengagée et s'est «lavé les mains». Et les Européens ? Ils ont simplement continué à produire leurs discours théoriques, en négligeant l'urgence de combler leur manque de légitimité et en persistant à ignorer la réalité. Les Européens ne sont donc pas en mesure de contribuer au règlement au conflit israélo-palestinien. L'Amérique conclut donc encore une fois qu'ils ont une utilité très limitée et sont incapables de prendre une initiative.

Les Américains ne sont pas, contrairement à une vision très répandue en Europe, hostiles à l'Union européenne. Cette vision est flatteuse pour les Européens, car cela suggère une certaine symétrie entre les deux continents. En fait, la situation est pire. L'Amérique ne prête pas d'importance à l'Europe pour les motifs que nous venons d'exposer. D'ailleurs, l'Amérique incline à ne pas croire à la puissance européenne puisque son sens particulier du réalisme lui interdit de concevoir une puissance composée de vingt-cinq pays souverains qui serait capable d'agir d'une manière unifiée et efficace. …

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