Dira-t-on plus tard de l'Europe, comme le fit William Pitt à propos de la France de 1789, qu'elle a «traversé la liberté» ?
demande, dans
Le Figaro,
Yves Roucaute qui, contrairement à la majorité des Européens, semble avoir lu le texte intitulé Consitutution européenne. (Soyez gentils et adressez-lui vos sympathies…)
Il arrive que, perdus, nous n'ayons pas tant à trouver le bon chemin qu'à nous écarter du pire. Refuser la Constitution ? Voilà, je le sais, qui sera interprété par les courants anti-européens comme une victoire. Et beaucoup d'amis de la liberté s'inquiètent déjà de l'échec de cette Union qui, seule, paraît en mesure de secouer les archaïsmes français par le jeu de ses trois piliers : le technocrate, le juge et l'universitaire. Faudrait-il l'accepter, alors ? Je crains que le pari non démocratique d'hier ne soit forclos aujourd'hui.
Une victoire du oui annoncerait une déroute stratégique bien plus grave pour l'esprit qu'on ne l'imagine, et la certitude d'un grand désordre futur face à une Constitution rigide qui n'autorisera plus les populations qu'à se soumettre ou à se démettre. Disons-le sans fard : ce «traité établissant une Constitution européenne» n'oppose en aucune façon pro-européens et anti-européens. Encore moins libéraux et socialistes.
Nous reproduisons un débat qui vit s'affronter, lors de la construction des États-Unis, les partisans d'un centre politique et administratif fort, aux amis de Jefferson, favorables à la liberté des Etats et des individus. Peut-être devait-il un jour avoir lieu en raison de la force, jusqu'ici positive, du «parti technocratique».
Droits individuels ? Dès le préambule, le projet évoque vaguement les «héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe». Un peu plus loin, dans une confusion conceptuelle déroutante, la Constitution se réfère aux «valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme». Plus loin encore, perpétuant la confusion, sont évoqués droits fondamentaux et citoyenneté de l'Union.
L'esprit du Léviathan rôde. Il ne se lit pas seulement par son incroyable monstruosité, dépassée par la seule Constitution indienne. Il hante le texte dès la phrase d'exergue qui ouvre le projet : «Notre Constitution... est appelée démocratie parce que le pouvoir est entre les mains non d'une minorité mais d'un plus grand nombre.» Le droit de propriété (article 76) ? Certes, mais seulement «conformément au droit de l'Union et aux législations et pratiques nationales». Il suffit donc d'une majorité changeant sa législation nationale pour limiter ce droit naturel. Limiter ? Abroger aussi. L'article suivant précise : «Nul ne peut être privé de sa propriété si ce n'est pour cause d'utilité publique, dans des cas et conditions prévus par une loi.»
L'«utilité publique» ? Une belle idée qui avait naguère procuré des débouchés insoupçonnables aux spécialistes encartés de l'utilité publique en Europe de l'Est. Le droit de se réunir (article 72) ? Seulement si la réunion est jugée «pacifique» ; les communistes soviétisés qui interdisaient les réunions ne prétextaient pas autre chose. Le droit de se marier, de fonder une famille (article 69) ? Ils sont «garantis selon les lois nationales qui en régissent l'exercice», et les lois nationales variant bien fol qui s'y fie... Le droit à l'éducation, de créer des établissements libres (article 74) ? Seulement «selon les lois nationales qui en régissent l'exercice». Il suffira donc d'une majorité qui vote une loi pour imposer à tous un type d'école religieuse ou bien, à l'inverse, l'interdire à tous...
Incroyable recul de la liberté. Toute l'histoire contemporaine de l'Europe est d'avoir tenté de poser les droits naturels hors de portée des tyrannies individuelles ou majoritaires afin que plus jamais ne soient possibles la Shoah et le goulag, afin que nulle violation des droits individuels ne puisse se produire sous couvert d'une décision majoritaire. Nul n'a juridiquement raison parce qu'il est politiquement majoritaire.
Ce retour en arrière qui se lit jusque dans la prétention de ce projet de «constituer» des droits naturels. Jusque dans l'insensé projet de placer la charte des droits en partie II, après la définition des organes de pouvoir. Or, les droits ne se constituent pas, mais se déclarent. Ils sont déjà là, donnés avant nous, par la nature ou le Créateur. Ils sont un quelque chose qui était là de toute éternité, qu'il faut dé-couvrir. Aucun individu, aucune minorité, aucune majorité ne peut les discuter. Ils précèdent la Constitution et l'organisation des pouvoirs qu'ils contrôlent, comme l'ont toujours pensé les amis de la liberté, et cela depuis les premières «Déclarations» de droits, en passant par les «Déclarations» américaines ou celles qui ont été votées après la chute des forces brunes puis rouges dans l'Europe de l'Est.
On comprend mieux la confusion des droits naturels avec les droits politiques et sociaux qui, eux, se constituent. On saisit mieux l'absence de référence aux valeurs judéo-chrétiennes. … Au lieu de Locke ou Voltaire, de Jefferson ou Burlamaqui, le «parti technocrate» a choisi Hobbes et Rousseau. Au lieu d'un centre politique contrôlé, il a élu le contrôle du centre.
Conception cavalière des droits individuels d'un côté, renforcement jacobin des pouvoirs du centre de l'autre. Les compétences de l'Union, me dit-on, sont de trois ordres : compétences exclusives (politique monétaire, commerciale commune, union douanière...), celles qui sont du domaine apparemment exclusif des Etats (industrie, protection et amélioration de la santé, éducation, formation et jeunesse, sport, culture, protection civile) et, les plus importantes, les autres, dites «compétences partagées». Quel est le principe de la compétence partagée ? «Les Etats membres exercent leur compétence dans la mesure où l'Union n'a pas exercé la sienne ou a décidé de cesser de l'exercer.»
Ainsi, par un coup d'État européen non annoncé, seule l'Union décide. Marché intérieur, agriculture et pêche, espace de liberté, sécurité, transport, réseaux transeuropéens, énergie, politique sociale, emploi, cohésion sociale, cohésion économique, territoriale, environnement, protection des consommateurs... l'Union se donne en même temps (article 14) compétence pour coordonner la politique économique des Etats, offrir les «grandes orientations de ces politiques», les lignes directrices et la coordination des politiques de l'emploi des Etats membres...
Ajoutez à cela l'idée d'une majorité qualifiée, la possibilité d'une flexibilité sur les droits apparents des Etats et les «actions d'appui et de coordination» que l'Union pourra s'autoriser avec ses autres compétences, que reste-t-il alors de nos amours européennes ? Sinon des lois, lois-cadres et des règlements ?
Pourtant le parti technocratique lui-même serait bien inspiré de se méfier. Pour asseoir son pouvoir, il a ouvert une terrible boîte. Imaginez demain que du vote des urnes sorte une majorité tyrannique ? Impossible, dites-vous ? Priez alors car l'Europe est coutumière du fait. Je ne parierai pas ma liberté sur votre insouciance. Crise économique, crise sociale, crise morale, qui sait ce que demain sera ? Le pire n'est certes pas certain, mais prévoir l'incertain peut nous garantir du pire. Et n'est-ce pas là le premier rôle d'une Constitution ? Affaiblissement du centre, principe de subsidiarité et garantie des droits individuels, telles sont les conditions de l'Europe de la liberté. Je ne souhaite pas que l'Europe traverse la liberté mais qu'elle l'épouse. Ou la souveraineté des individus précède celle des Etats et des peuples ou la liberté n'est qu'un mot mis sur les fers.
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