Ainsi, les titres principaux sur la Une ("Le pouvoir a été rendu aux Irakiens" et Le retour de l'Irak sur la scène internationale) sous-entendent implicitement que c'était l'Amérique la scélérate qui avait pris le pouvoir aux Irakiens et avait enlevé leur pays de la scène internationale (c'est-à-dire en faisant l'oubli total des années d'horreur de Saddam, et en suggérant qu'il est indéniable qu'autrefois le Boucher de Bagdad était sine qua non le représentant légitime du peuple irakien).
Pendant ce temps, la une de la section économie enfonce les clous : "George W. Bush transmet aux Irakiens un pays dévasté". Car il est sûr que si l'Irak est "dévasté par la guerre et écrasé par une dette formidable", la dévastation et le triste sort économique du pays ne sont en rien dûs aux massacres en masse perpétrés par Saddam ou à l'achat de parfums français, de voitures de luxe allemandes, et 1500 tables de ping-pong (entre autres dépenses inutiles) par ses sbires pendant des dizaines d'années à des pays qu'on ne sait pas trop bien comment les décrire.
Le Monde parle aussi de guérilla et de rébellion, et nous apprenons que l'assassinat d'un Marine par des terroristes — pardon, par des activistes — a été décrit avec le verbe suivant : "un soldat américain, Keith Maupin, a été exécuté par ses ravisseurs".
Contrairement aux médias français, Allaoui traite les terroristes d'al-Qaida de "lâches". Ah, le pauvre. Décidément, comme les Américains, le nouveau premier ministre n'a rien compris. Pas plus que les citoyens du pays, comme Ali Abbas (19 ans) : "Nous tirerons nos armes en l'air … pour célébrer" quand Abou Mousab al-Zarkawi sera arrêté. C'est "un chien" (l'une des insultes les plus terribles dans le monde arabe). Décidément, l'Irak, comme les États-Unis, ont bien besoin d'intellectuels et de dirigeants français pour leur expliquer ce qui est bien et ce qui ne l'est pas.
Le plus fort, c'est un portrait d'une page entière à propos du nouveau premier ministre cité ci-haut : il nous informe que Iyad Alloaoui est le protégé de la CIA. Et à Patrice Claude de multiplier les expressions pour mettre en doute sa crédibilité (l'« honorable client », "une réputation sulfureuse d'affairiste") ; pour faire de l'ironie (le "futur pilote du grand projet démocratique américain") ; pour les fustiger, tant lui que les pays de la coalition (les "deux marionettistes, américain et britannique, qui tirent … les ficelles du pays", "les légions de Bush l'Ancien", la sanglante purge de 800 personnes qui est un fiasco secret "qui n'a coûté aucune vie américaine") ; et pour… le comparer à un gangster (sa ressemblance avec "Tony Soprano, le mafieux de la célébre série américaine") ! (Ce que Patrice Claude, gageons-le, n'a jamais fait avec Saddam Hussein.)
Pendant toutes ses ironies sur Allaoui ("le « Joe » dûment rétribué de la CIA", "leur poulain") et la perspective d'un processus démocratique en Irak ("un galop d'essai avant le grand derby électoral"), il n'y a jamais d'aveu que dans la lutte contre une dictature, même les démocrates humanistes avec le plus de principes n'ont parfois pas d'autres choix que de faire des compromis et travailler dans l'ombre. Ce n'est qu'à la moitié de l'article, et presque par accident, que nous apprenons que Iyad Allaoui n'est peut-être pas exactement le salaud intégral décrit jusqu'ici. (Il est vrai que cette description ne dure que le temps… d'une seule phrase : "Héritier d'une grande famille commerçante chiite de Nassiriya, fils d'un médecin qui fut parlementaire sous la monarchie, neveu d'un homme qui fut ministre de la santé jusqu'à la chute du roi, en 1958, et petit-fils d'un grand notable qui participa aux négociations devant mener l'ancienne Mésopotamie à l'indépendance en 1932, Iyad Allaoui a la politique dans le sang".)
Vers la fin de l'article, nous apprenons enfin le pourquoi du parti pris de Patrice Claude et du Monde : "le 27 mai, leur poulain est nommé chef du gouvernement intérimaire, n'en déplaise aux Nations unies — et aux Français, que l'intéressé méprise." Eh ben voilàaaaaa… fallait le dire tout de suiiiiiiiite…
Peut-être qu'avec une page entière de place, Patrice Claude aurait pu expliquer pourquoi Iyad Allaoui ne porte pas l'Hexagone dans son cœur (au lieu d'utiliser le verbe "mépriser", qui suggère manque de rationalité, voire arrogance) ! Mais comme évoquer les relations affairistes de Paris et de l'ONU avec Saddam Hussein est rarement à l'ordre du jour dans les médias de ce pays, et comme, par ailleurs, la meilleure défense est la contre-attaque (même si à priori ce n'est pas le rôle de la presse indépendante, diraient certains), il est vrai qu'il vaut mieux ridiculiser l'homme et les pays de la coalition. Cela, plutôt que d'expliquer que pour cet homme avec "une réputation sulfureuse d'affairiste", peut-être que la France donne l'image d'un pays avec "une réputation sulfureuse d'affairiste", un pays pour qui Saddam était l'équivalent du poulain gagnant du derby à tous les coups…
Si Tony Soprano avait pu réussir un tel coup, il serait un homme fier (et riche)…
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