La Mère migrante, la vraie, n'a jamais correspondu à sa légende, et n'a jamais apprécié d'être réduite à un symbole
écrit
Claire Guillot
dans un article dans la série du Monde,
Ce que l'on croit voir...
Cette femme au visage marqué et au geste inquiet, qui serre contre
elle ses trois enfants en haillons, a été photographiée par Dorothea
Lange en 1936 au camp de Nipomo, en Californie. Incarnation du dénuement
mais aussi du courage, elle a fini par symboliser la Grande Dépression
américaine et la résilience d'une nation face à la crise. Roy Stryker,
employeur de Dorothea Lange à la Farm and Security Administration (FSA),
voyait même en elle une madone universelle : "Elle a toute la
souffrance de l'humanité mais sa persévérance aussi. Une retenue et un
étrange courage. Vous pouvez voir tout ce que vous voulez en elle. Elle
est immortelle."
Dorothea Lange avait été recrutée par la Resettlement Administration,
future FSA, pour illustrer l'action du gouvernement en faveur des
travailleurs agricoles migrants. Elle a raconté en 1960 avoir pris la
photographie un peu par hasard. En mars 1936, en suivant une pancarte,
elle tombe sur le camp de travailleurs de Nipomo, en Californie.
… Son nom n'émergera que quarante ans plus tard. Florence Owens
Thompson, elle-même, écrit à un journal local en 1979 pour dire tout le
mal qu'elle pense de l'image qui l'a représentée. Elle n'est pas
vraiment une migrante, puisqu'elle résidait déjà en Californie quand la
Dépression a frappé. Mieux, elle n'est pas une Américaine blanche
chassée de sa ferme par la crise, mais une Indienne de la tribu
Cherokee, née en 1903 dans une réserve de l'Oklahoma – où sa tribu avait
atterri après avoir été dépossédée de ses terres. Alors que la FSA en a
fait son héroïne, Florence Owens Thompson s'est toujours méfiée du
gouvernement : "Sa plus grande peur, dira plus tard son fils Troy Owens, était que si elle demandait de l'aide, on lui prendrait ses enfants."
Les souvenirs de Dorothea Lange, en plus d'être parcellaires, se révèlent inexacts. Le jour de la photo, Florence Owens n'habite pas dans le camp de Nipomo,
elle s'y est juste arrêtée avec sa famille le temps de faire réparer sa
voiture – dont elle n'a jamais vendu les pneus. …
UNE FEMME AIGRIE ET PLEINE D'AMERTUME
En 1979, celle qui vit dans un mobile home se sent trahie par la photographe et exploitée : "Je
regrette qu'elle ait pris ma photo. Je ne peux pas en tirer un seul
centime. Elle ne m'a jamais demandé mon nom. Elle a dit qu'elle
m'enverrait une copie et elle ne l'a jamais fait." On découvre une femme aigrie et pleine d'amertume, bien loin du mythe glorieux.
L'image n'a jamais plu à Florence Owens ni à ses enfants, embarrassés
d'être réduits à des victimes. En 2002, le réalisateur Geoffrey Dunne
leur donne la parole dans le magazine New Times. Norma Rydlewski, le bébé sur la photo, déclare :
"Maman était une femme qui aimait la vie, qui aimait ses enfants. Elle
aimait la musique et elle aimait danser. Quand je regarde cette photo,
cela m'attriste. Ce n'est pas comme ça que je me souviens d'elle."
C'est seulement à sa mort que la famille se réconcilie avec l'icône.
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