Ainsi, un deuxième “blagueur de bombes” français a été arrêté aux States. Et à Franck Moulet de passer 20 jours dans la prison new-yorkaise de Rikers Island. Apparemment, les étudiants des beaux-arts ne lisent pas les panneaux dans les aéroports (avertissant de ne pas ironiser sur le terrorisme, car tout message dans ce sens sera prix au sérieux) et apparemment, ils ne croient pas nécessaire de se tenir informés de ce qui arrive aux autres humoristes dans la même veine. Surtout, ni eux ni l’intelligentsia française — ni surtout la presse de l'Hexagone — ne semblent apparemment prêter aucune signification au fait que pour éviter de telles réactions, il serait peut-être approprié, parfois (et dans certains endroits précis), de contenir quelque peu son sens de l'humour.
Noter, svp, à quel point le titre de l'article dans Le Monde du 1 février 2004 est tendentieux : "Les vingt jours en enfer de Franck Moulet, écroué aux Etats-Unis pour avoir blagué dans un avion". Soit : en Amérique, on est envoyé en enfer (rien que ça), pour n'avoir rien fait d'autre que s'amuser pendant un vol. On a l'impression que tout ce qui s'est passé, c'est qu'un membre de l'équipage un peu fouille-m•rde (sinon paranoïaque) a surpris la conversation d'un jeune de 18-19 ans raconter, en toute innocence, une histoire drôle à ses copains hilares ("C'est un Français, un Américain, un Belge, et un membre d'Al Qaeda qui se rencontrent dans un Airbus, et le Belge dit…")
Alors que ce que Franck Moulet a fait — en sortant des toilettes — c'est s'exclamer à une hôtesse (qui s'inquiétait de la raison qu'il s'y était attardé), soit "Oh merde! La bombe que j'ai posée dans les toilettes n'a pas fonctionné!" soit (selon l'intéressé) "My shit don't explose!" (les versions sont contestées, mais au quotidien de référence de prendre parti pour l'étudiant — qui a 27 ans, quand même — en "précisant" que c'est "une nuance qui échappe aux policiers").
Pis : le "Frenchy" aurait purgé sa peine dans un centre pénitencier pour délinquants confirmés. C’était évidemment une occasion pour la journaliste Marion Van Renterghem à ne pas manquer pour s’attaquer à la société américaine : racisme, dérapages de la justice ("Si seulement il l'avait su lui-même [ce qu'il] faisait là"), enfer des geôles ("Une île-prison, comme un château d'If entre le Queens et Manhattan"), que ne sais-je ; ainsi que de réaffirmer la “solidarité” (naturelle, sans doute) entre Français et minorités américaines ("Ce sont les Afro-Américains, raconte Franck Moulet, qui l'ont le plus aidé").
Pendant ce temps (deux jours plus tôt, en fait), à Éric Fottorino de conclure son billet sur le cousin français de John Kerry pour faire, lui aussi, de l'ironie sur ces Américains insensés : "Supposons que Kerry tombe Bush. Grâce à Brice [Lalonde], on pourra faire de fausses alertes à la bombe en Amérique sans risquer la prison?" Ho, ho, ho.
L’article du Monde se termine par une déclaration de principe dont chaque Français — que dis-je, chaque militant humaniste sur notre belle planète bleue — peut se sentir fier : "Il assure qu'il ne retournera plus jamais aux Etats-Unis." Et au quotidien de référence de s’émerveiller qu’un individu de plus ait rejoint la troupe de personnes révoltées par l'horrifiante société yankee (c’est-à-dire des personnes ô combien raisonnables et lucides), en faisant répéter au jeune homme cette belle déclaration de principe : “Jamais !”
Post-scriptum: Douglas raconte sur son excellent weblog comment il a envoyé un courrier des lecteurs par mail au Monde, une lettre qui va droit au but. Le jour suivant, il recevait deux lettres du quotidien, dont une de la journaliste, qui a la témérité de prétendre que
Relater le témoignage de "ce monsieur Moulet" n'avait pas pour objet de s'indigner des conditions de détention aux Etats-Unis (la France n'a guère de leçons à donner sur ses prisons). Il ne s'agissait pas non plus de dire que c'était le garçon sympathique et bien élevé qu'il n'est visiblement pas, mais de livrer comme telle l'expérience de quelqu'un qui, par insolence, s'est trouvé puni d'une manière que les lecteurs peuvent apprécier à leur guise: totalement disproportionnée, ou au contraire pas volée pour un tel "mioche" qui "méritait bien qu'on lui montre un peu le monde réel"?Je trouve ceci exemplaire de ce que l'on peut appeler dans l'esprit hexagonal, vouloir le beurre et l'argent du beurre. Certains journalistes veulent à la fois partir en croisade (si l'on me permettra l'expression) contre l'ennemi numéro 1 de l'humanité et en même temps prétendre être dans une logique de déontologie journalistique on ne peut plus objective. Un moment, Marion Van Renterghem présente la situation comme une tragédie de David contre Goliath (lisez seulement : "à bout de nerfs, il semblait vidé. Et puis soudain, c'est sorti. Cette vie en prison, il fallait qu'il la raconte. Les yeux hagards, il parle vite, pleure facilement. Ne s'arrête plus. Il veut raconter Rykers [sic] Island. […] Il n'arrive plus à parler, le son ne vient plus, les larmes coulent"), et après, quand d'aucuns s'en offusquent, elle prétend qu'il est certain que le but recherché n'était autre que de laisser "les lecteurs … apprécier [la punition] à leur guise". excusez du peu… Et qu'importe qu'elle puisse se douter que Moulet n'est pas exactement un "garçon sympathique et bien élevé". Ce qui compte pour la journaliste, c'est que — quelles que puissent être les défauts du jeune homme (et justement, plus il en a, plus cela est censé montrer les soi-disants valeurs de "tolérance" des Européens qui, jamais, n'auraient réagi de façon aussi exagérée) — l'on puisse l'éléver au rang de "victime" de l'Amérique, un allié qui viendra grossir les rangs des "justes".
Point, donc, de "Il l'a bien mérité" ici. Aucunement. Non, c'est une expression réservé pour les Yankees. Justement, comme je l'ai dit, l'article dans le quotidien de référence se termine par une déclaration de principe de ladite victime. Soit : Les seuls qui aient "bien mérité" quelque chose dans cette affaire, ce sont les Américains, puisque une personne de plus a vu clair dans leur (infâme) jeu et s'est rendu compte à quel point leur société est horrifique et qu'il a pris la décision ô combien importante de rejoindre le glorieux combat des personnes avec des vraies valeurs, celles qui ne (re)mettront jamais leurs pieds dans ce pays.